Le père de l'arrière grand-père a quitté la campagne qui n'avait plus besoin de ses bras. Dans la grande ville, il ne lui a pas fallu longtemps pour trouver du travail ; les usines et les chantiers recherchaient les forces du paysan dur à la tâche.
En ce temps-là, pour se déplacer, on ne pouvait guère compter que sur ses pieds, pas question de se loger loin du travail. Justement, les bons bourgeois de la ville avaient des étages à louer. Il n'était alors pas question de parquer les pauvres et les riches, chacun dans son ghetto. On rangeait les populations dans les mêmes immeubles, par couches, suivant la fortune. Les pauvres affrontaient les escaliers, leur grenier minuscule était glacial en hiver et torride en été, mais l'ancien paysan se disait qu'il n'avait pas perdu au change. L'eau, le gaz et le tout-à-l'égout sont un confort si banal aujourd'hui qu'on a tendance à oublier quel progrès ils ont représenté.
L'arrière grand-père naquit dans cette mansarde mais ne la connut pas longtemps, Roux et Combaluzier étaient passés par là, rendant les étages accessibles et même agréables. La propriété foncière dans les beaux quartiers devenait une affaire en or. Moyennant quelques travaux facilement amortis, on allait pouvoir empiler du beau monde, une vraie rente !
Et les locataires modestes des étages ?
Ils n'ont qu'à partir, en périphérie, autour des marchés ou des gares, dans les quartiers enfumés ou bruyants qui n'attirent pas les riches. ... Provisoirement...car la ville s'étend, s'embourgeoise et refoule ses pauvres de plus en plus loin.
Par chance (mais peut-on parler de hasard ?), les pauvres ont découvert le métro, les chemin de fer, et autres transports en commun pour s'établir de plus en plus loin du centre. La périphérie urbanisée ne suffit plus, des hectares de bonne terre agricole sont tués par le béton et le goudron. Le style pavillonnaire des anciennes banlieues n'était pas réjouissant mais les aménageurs vont trouver pire, les grands ensembles, symboles de l'horreur urbanistique.
Le père a donc goûté de la ville nouvelle, il a vite cherché à fuir ce concentré de problèmes sociaux. N'y tenant plus, il a pris le parti d'aller encore plus loin. Il habite dans une cité-dortoir une maison dont le prix lui laisse juste de quoi financer l'indispensable bagnole et ses temps de transport.
Enfin, voici le fils, celui qui a réussi dans les études et trouvé du travail.
Il suit la mode, oublie que le litre de carburant comparé à la valeur du SMIC est moins cher qu'en 1973, n'arrête pas de râler sur le coût de la voiture mais ne fait rien pour s'en passer.
Dégoûté de la banlieue proche ou lointaine, il va encore plus loin, comme s'il retrouvait ses origines, achète une maison ou un terrain à bâtir (encore de la terre agricole qui ne nourrira
personne) dans un village ou en pleine forêt et devient un néo-rural.
Est-il heureux dans son "sam'suffit" à la campagne ? Il y passe si peu de temps qu'on est en droit d'avoir des doutes. Après tout, c'est son affaire mais il pose des problèmes à d'autres, les ruraux qui n'avaient rien demandé.
Histoire d'en rire, tout le monde a entendu parler de ces nouveaux-venus qui protestent contre le chant du coq ou le bruit des machines agricoles, le dimanche. Désolé, madame, les vaches mangent tous les jours et quand l'orage menace, il faut moissonner même la nuit.
Nous en rions mais il y a moins drôle.
Ils habitent de toutes petites communes ; la surface y est bon marché et, cerise sur le gâteau, les impôts très bas... parce que les services publics y sont réduits. Normal, on ne paie pas des prestations qu'on ne reçoit pas. Mais les néo-ruraux cherchent, selon le vieil adage, le beurre avec l'argent du beurre.
Dans la ville qu'ils ont quittée, ils utilisaient des équipements publics (équipements sportifs, culturels, crèches, écoles et transports scolaires). Ils ne tiennent pas du tout à y renoncer mais l'idée de les payer leur est très désagréable, ils sont venus là justement par économie.
Construire une piscine, une crèche ou un théâtre dans leur village de 300 habitants, ce n'est pas envisagable, mais, justement, tous ces équipements, on les trouve au chef-lieu de canton qui leur offre bien volontiers...contre participation. Voilà qui ne fait pas du tout leur affaire.
Comme ils ne sont pas démunis de ressources politico-juridiques, ils ont trouvé La Solution : la Communauté de Communes.
Ces communautés ont été prévues pour établir une solidarité entre une ville-centre et ce que les agents immobiliers appellent ses retombées (comprendre : les habitants des alentours usagers de ses commerces et services.) Le regroupement doit permettre, au minimum, des économies d'échelle : regrouper les dépenses pour diminuer les prix. Il n'a été prévu nulle-part que le centre doive fournir gratis des services à la périphérie.
Dans les petites communes, les volontaires ne se bousculent pas pour prendre des responsabilités. Les radins n'ont pas trop de mal à se faire élire au conseil municipal et désigner comme représentants à la communauté. Certes, la ville-centre a plus d'habitants, donc plus de délégués que les petits villages mais, précisément, ces petits villages sont nombreux ; au total, les petites communes sont majoritaires en représentants.
Il leur reste à marteler leur grand principe : on ne dépense pas pour ne pas payer d'impôts.
Traduire : nous allons utiliser sans débourser les équipements qui existent déjà à la ville-centre mais nous n'en financerons pas d'autre.
L'absence de projet commun se retournera contre l'avenir de tous mais, "après moi le déluge", malgré leur 4X4 rutilant, ces néo-radins sont plus arriérés que les paysans d'autrefois.
Eux, au moins, ont créé la coopération rurale, ils avaient le sens du collectif.