Estelle fête ses douze ans le 24 décembre 1888.
Elle sait lire, écrire, compter. Le temps est venu pour elle d'apprendre un métier. Au village, on dit que ce n'est pas nécessaire pour une jeune fille, elle se mariera et aidera son époux, mais
ses parents y tiennent, au risque de se faire traiter de pédants par les voisins.
Ils n'ont pas l'ambition de faire de leur fille une érudite, ils sont bien étrangers à ce genre de préoccupation. Ils tiennent à ce quelle puisse se débrouiller dans la vie avant de
se marier et même après, en cas de coup dur dans le ménage, qu'elle ne soit pas obligée de "se placer", de devenir "servante". C'est le sort des gens qui n'ont pas de métier ; les garçons
deviennent "domestiques de ferme" et les filles trouvent une place de bonne à tout faire, en général logée-nourrie, donc à la disposition des patrons à toute heure du jour ou de la nuit.
Elles dorment près du bébé qui pleure ou de l'aïeul incontinent.
Inutile de protester, c'est l'habitude, pourquoi en faire un drame ?
Quand elles se marient, elles quittent leur place avec quelques économies et un peu de savoir-faire en cuisine et ménage. Quand on est pauvre, on subit.
Madodine ne veut pas de cette corvée pour ses filles, et Tailleur partage son avis. C'est entendu, elles auront un métier, mais lequel ?
Estelle est très attirée par la couture. Toute petite, elle aimait déjà faire son nid sous la table de son père et inventer des costumes de poupée à partir des chutes qu'elle
ramassait.
Un dimanche tranquille, Tailleur pose la question fatidique :
"Estelle, il est temps de te choisir un métier. Dis-nous ce que tu aimerais faire quand tu seras grande." L'enfant est un peu étonnée ; il n'est pas courant qu'on demande son avis à l'intéressée,
surtout si c'est une fille, mais ses parents tiennent à donner à leurs enfants une éducation moderne.
A vrai dire, elle attendait la question et sa réponse est prête.
- "J'aimerais être couturière, si vous le voulez bien".
- "Voilà une bonne idée, nous allons chercher un atelier où tu pourras faire ton apprentissage."
Estelle se renfrogne, ce n'est pas du tout ce quelle a prévu et elle tente sa chance.
-" Père, vous connaissez bien la couture, c'est votre métier. Je préférerais rester près de vous, vous m'apprendriez le travail et je pourrais vous aider. Ce serait bien pour tout le
monde".
Tailleur lui adresse un bon sourire affectueux mais, d'un hochement de tête, il retrouve la réalité : "Bien sûr, nous aimerions te garder à la maison ; mais il faut que tu apprennes la couture
pour femmes, elle est très différente de celle des tailleurs. Ce n'est pas moi qui pourrai te l'enseigner, il faut que tu fréquentes un atelier et un bon."
C'est entendu, on ne contredit pas son père, Estelle n'a qu'à s'incliner.
A la foire de pentecôte, Tailleur retrouve une vieille connaissance : Madame Babin, la Babin, la couturière à la mode. Échange de nouvelles, menus échos professionnels qui se
prolongent, et l'avenir d'Estelle est décidé : la Babin l'engage dans son atelier.
De retour à la maison, le départ d'Estelle s'organise. La ville n'est pas loin mais le train n'arrivera qu'une dizaine d'années plus tard ; sept kilomètres, ce n'est rien en voiture
ou à cheval, mais pour une fillette à pied, matin et soir, par tous les temps, c'est difficile à envisager. Il n'y a qu'une solution : dormir en semaine chez la couturière comme une interne au
pensionnat, Tailleur en a convenu les détails avec la Babin. Estelle ne sera pas un cas unique, elle aura la compagnie d'une demi-douzaine d'autres jeunes filles.
Les petites camarades qui devaient lui faciliter l'intégration vont être son principal tourment.
A la fin du dix-neuvième siècle, le fossé était profond entre la ville et la campagne ; les "bourgeois" n'avaient que mépris pour les "paysans". Un siècle plus tard, dans nos
villages embourgeoisés, on a du mal à l'imaginer mais, en ce temps-là, on avait plus de mépris pour la boue des champs que pour la suie des usines.
Chez la Babin, on ne rencontre qu'une paysanne : Estelle. Les autres apprenties, filles plus délurées de la ville, ont tôt fait de la changer en souffre-douleur. Tout ce
qu'elle peut faire ou dire est détourné, interprété pour déclencher les moqueries. Son prénom disparaît, elle n'est plus appelée que "Paysan d'pâture". Elle en a tellement assez qu'elle
se porte volontaire chaque fois qu'il y a des courses à faire pour l'atelier ; quand elle est dehors et que les pestes ne la voient pas, elle pleure tout son saoul.
Un dimanche qu'elle est de retour au village, Madodine lui trouve un air triste et préoccupé ; une mère, même farouche et combative, a des antennes pour ressentir les problèmes de
ses enfants. Prétextant l'heure de la traite, elle entraîne Estelle à l'étable ; à part la vache qui les regarde sans rien dire, personne n'est là à se mêler de la conversation. Elles
s'expliquent longuement et quand elles ressortent, elles ont un air complice et décidé qui laisse tout prévoir.
Quelques jours après, les apprenties bavardent en épluchant des légumes pour leur repas ; chacune y va de ses préférences culinaires, on passe les fruits en revue.
Tout à coup mais sans élever le ton, Estelle commence : "Chez nous, il y a des pâtures"
- Oui, on le sait, qu'il y a des pâtures, les paysans mangent de l'herbe, comme les vaches !L es moqueuses repartent à rire. Mais, sans se laisser démonter, Estelle reprend :
- " Dans les pâtures, il y a aussi des pommiers, ils ont des pommes et vous les mangez."
Elles ricanent mais elles sont déjà étonnées : ... la "paysan d'pâture" ne se laisse plus faire.
Et, sans se démonter, Estelle reprend :
"Dans la pâture, il y a des pommiers et aussi des vaches qui font des bouses.
Les pommes tombent et nous les ramassons dans un grand panier pour les vendre.
Quand une pomme est tombée dans la bouse, on la ramasse, on l'essuie rapidement sur l'herbe et on la jette dans le panier en disant : "Tiens, ce sera bon pour les
bourgeois !"
Silence du public ...
Estelle continuera son apprentissage, tranquille et peut-être respectée.