Je vous parle d'un temps que les moins de cinquante ans ne peuvent pas connaître ; au début des années soixante, les événements qui vont suivre avaient déjà un arrière-goût
d'antiquité.
Le cadre : un village du nord de la France avec son église, sa mairie, son école de filles et son école de garçons, un petit millier d'habitants, de moins en moins paysans, de plus
en plus ouvriers, mais toujours entourés de potagers et poulaillers.
Les personnages-clés :
Un prêtre comme on en voyait peu, même à l'époque.
Le concile n'était pas encore passé, on ignorait les termes "traditionaliste" ou "intégriste" mais notre curé en était la parfaite représentation.
Ancien poilu de la Grande Guerre, il n'avait jamais décroché de son bureau le portrait de son idole, le Maréchal Pétain, ceux qui voulaient lui trouver des excuses disaient que c'était le choc de
la guerre, qu'il n'était jamais vraiment sorti des tranchées. Pour calmer le jeu, des paroissiens audacieux avaient bien essayé d'obtenir le remplacement de l' effigie du Maréchal par celle
du Général De Gaulle, ils tombèrent de Charybde en Scylla : l'obstiné déposa une toute-petite photo du général, alors Président de la République, au pied du grand portrait de son héros, avec
abondance de commentaires sur la hiérarchie des préséances. Les habitués du presbytère n'y prêtaient plus attention, seuls les hôtes de passage étaient encore assez choqués pour réprimer un
haut-le-coeur.
C'était le cas des missionnaires diocésains. Chaque année, il appelait à l'aide cette escouade de jeunes prêtres faméliques pour assurer, avec plus de talent que lui, le prêche de la neuvaine à
Ste Rita ... car ce fervent passionné de l'ordre et de la musique militaire (hélas
) avait aussi le sens des affaires.
D'une chapelle carrément minable et d'une laideur confondante, il avait réussi à faire un lieu de pèlerinage rémunérateur ; le négoce d'objets de piété, huile, baume, images et médailles,
transformait l'entrée de la chapelle en véritable souk, parfaite évocation des marchands du temple. La Ligue paroissiale des Femmes fournissait les vendeuses, évidemment bénévoles ;
l'argent rentrait sans faire un sou de dépense, preuve que Ste Rita est bien la Sainte des causes désespérées. S'inclinant devant la réussite, l'archevêque reconnaissant passait sur les
bizarreries et accordait à l'homme d'affaire toute l'aide dont il pouvait avoir besoin.
Les nourritures terrestres ont un charme puissant, même sur les hommes de Dieu ; les jeunes missionnaires pauvres abandonnaient très vite leurs réticences, amadoués par la cuisine
exceptionnelle de la gouvernante. La Neuvaine Sainte Rita occupait dans leur agenda le statut envié de vacances gastronomiques.
En face, qui pouvait chercher à lui mettre des bâtons dans les roues ?
Le maire ? Non. Le pauvre homme vivait douloureusement son état de pécheur, il était divorcé remarié. Dans l'espoir d'obtenir le pardon divin, il tenait avec application, à défaut de
talent, le grand orgue de l'église. Il faisait ce qu'il pouvait, après des dizaines d'années, toujours autant de fausses notes tirées d'un instrument exceptionnel qui aurait comblé un virtuose.
La musique reliait le maire et le curé, ils étaient aussi nuls mais on n'a jamais vu (ou plutôt, entendu) de messe sans musique. Ensemble, ils appelaient musique le bruit impressionnant qui
sortait des tuyaux, ils étaient contents et solidaires. Pas de guerre à craindre du côté de la mairie.
L'ancien poilu ne connaissait qu'une opposition de taille : le couple de mécréants qui dirigeait l'école de garçons
Ces enseignants combatifs appelaient laïcité la guerre qu'ils faisaient à la religion. Ils étaient exactement les adversaires qu'il fallait à ce curé-là et le village était le public de
leurs joutes incessantes.
Presque toutes les familles étaient concernées.
En ce temps-là, c'était avant les lois Debré et les contrats d'association, entre les frais de scolarité, d'hébergement et de transport, il fallait de l'argent pour fréquenter l'école
confessionnelle. Au village, seule la bourgeoisie rurale, celle du négoce de bestiaux, confiait ses enfants à des internats privés dont la cherté rivalisait avec le mauvais résultat des études.
Les parents en attendaient une certaine discipline pour les garçons et l'apprentissage des vertus domestiques pour les filles. Le niveau d'enseignement leur importait peu ; quant-à la formation
professionnelle, les pères se chargeraient, le moment venu, d'apprendre à leurs fils comment tâter le cul des vaches et les négocier.
Les autres, c'est-à-dire l'immense majorité des élèves, fréquentaient l'école du village, même les enfants des partisans du curé. Ils étaient donc en première ligne sous le feu des adversaires de
la soutane.
Ils trouvaient souvent l'occasion de déterrer la hache de guerre en la personne des ... enfants de choeur (!)
En ce temps-là, on n'avait pas encore pris l'habitude de voir la messe servie par des adultes ou de grands adolescents. Les enfants de choeur étaient des garçons d'une dizaine d'années inscrits à
l'école du village.
Messe du dimanche ou fête carillonnée ne posaient aucun problème, l'école étant fermée. La situation se compliquait quand une cérémonie était prévue en semaine, un jour de classe.
Bien sûr, il n'était pas question de laisser les élèves quitter l'école à tout moment pour l'église.
Plus grave, les morts ne faisaient rien pour calmer le jeu ; beaucoup d'enterrements se déroulaient en dehors des vacances scolaires. C'était encore l'époque des funérailles d'antan
chères à Brassens ; il existait plusieurs classes d'enterrements et une première classe ne se concevait pas sans un minimum de personnel. Il fallait au moins deux enfants de choeur.
Impossible de renoncer au décorum et au profit qui l'accompagnait ; les gamins, eux-mêmes, tenaient au respect des usages, surtout celui du pourboire que la famille du défunt laissait aux enfants
de choeur.
Alors, c'était la chasse au prétexte. Le plus souvent, la mère faisait un mot d'excuse pour expliquer, sans plus de précisions, que son fils devait assister aux obsèques d'un proche.
Difficile de s'y opposer mais l'astuce ne tenait pas longtemps ; le cortège funèbre traversait le village et les informateurs ne manquaient pas pour dénoncer le coupable au directeur. Alors
venait le temps des représailles, parfois des punitions injustes sur de vagues prétextes (là aussi), des fautes imaginaires. L'ambiance était détestable et la victoire incertaine pour le curé.
Les timides et les influençables pouvaient changer de camp à tout moment. Il fallait trouver un coup décisif, porter l'estocade en se ralliant les familles.
Le curé se mit à réfléchir intensément, il fouilla sa mémoire et les archives et il trouva.
Les enfants bravent les punitions pour servir aux enterrements dans l'attente d'un pourboire. Il faut donc les attacher par des promesses, leur permettre de gagner des
sous et des cadeaux.
On va ranimer les vieilles traditions pascales au profit des enfants de choeur.
Le dimanche des Rameaux, suivant la tradition, les paroissiens font bénir des branches de buis et les rapportent chez eux pour s'attirer un an de bénédiction. Les intérieurs dépourvus du rameau
sacré sont rares ... mais on en trouve chez les distraits qui ont oublié la date, les imprévoyants qui se sont trouvés dépourvus de buis et les malades qui n'ont pu se rendre à l'église.
Les enfants de choeur vont réparer ces manques : ils vont apporter à l'église un gros fagot de buis et, après la bénédiction, ils vont aller le proposer de porte en porte. Les paroissiens qu'ils
dépanneront leur glisseront bien une pièce.
Voilà une bonne idée mais pourquoi s'arrêter en si bon chemin ?
On va faire reprendre l'air aux crécelles.
Petit retour en arrière sur une vieille tradition qui se mourait et ne demandait qu'à reprendre vigueur :
La vie collective, dans les campagnes, est rythmée par les cloches sauf les vendredi et samedi saints ; la chrétienté endeuillée fait taire ses cloches. Alors, comment annoncer l'office du samedi
soir ?
Autrefois dans le village, des groupes de pieuses personnes circulaient en agitant des crécelles de bois et criant devant chaque porte l'heure de l'office. Au fil des ans, la tradition s'était
presque perdue mais les crécelles étaient presque intactes, un coup de chiffon et elles étaient bonnes pour le service.
Avoir, non seulement le droit, mais le devoir de faire du bruit, c'est un vrai plaisir pour tous les enfants. Les enfants de choeur ne font pas exception. C'est avec tout leur enthousiasme qu'ils
ressuscitèrent la tradition.
Le samedi saint, ils secouaient les crécelles et le lundi de Pâques, ils refaisaient le même trajet pour recevoir leur récompense : munis d'un grand panier, ils faisaient la quête aux oeufs.
Les paroissiens qui avaient des poules leur donnaient des oeufs, ceux qui n'en avaient pas déposaient quelques pièces dans le panier. Le rendement était bon, même auprès des adversaires du curé ;
en ce temps-là, on donnait toujours, si peu que ce soit, aux demandes effectuées par des enfants.
Les gamins empochaient les sous, leurs mères récupéraient les oeufs.Tout le monde y trouvait son compte.
C'est ainsi qu'un personnage déplaisant réussit à se maintenir une improbable popularité.