Quatorze siècles, c'est le temps qu'il faut au christianisme pour installer son pouvoir, mater les contestataires et fixer les obligations de la société à son égard, un temps beaucoup
plus long que celui qui nous sépare du Moyen Age que nous croyons pourtant si éloigné. L'Eglise s'est accrochée patiemment à toutes les occasions d'imposer ses hommes, ses dogmes
et son influence.
Il y a eu l'Eglise héroïque des premiers temps avec ses martyrs. Ensuite, elle traverse des siècles d'invasions et d'anarchie, et elle tient bon. Sa
solidité rassure pendant que les règnes princiers durent si peu. Elle est inébranlable. C'est aux monastères qu'on demande secours, c'est vers eux que l'on se tourne en cas
d'invasion, de famine, d'épidémie.
Elle découvre très tôt l'art de la communication ; à quoi serviraient de telles qualités si personne n'est au courant ? C'est l'origine du sermon de l'officiant. La messe n'est plus
seulement la répétition d'un rituel - que le peuple ignorant du latin ne comprend pas -, elle est surtout l'occasion de prêcher, de faire connaître les commandements de Dieu et de
l'Eglise et de vitupérer les ennemis de la religion. Le discours, pour être efficace auprès d'un public souvent fruste, doit être orné d'anecdotes, d'exemples. On cite abondamment les saints dont
on organise un véritable culte parallèle à l'orthodoxie. On recherche des reliques et on leur construit des chapelles qu'on décore sans regarder à la dépense.
C'est l'occasion de tordre le cou à la vieille légende des terreurs de l'an mil. L'an mille n'est pas une époque de tristesse et d'obscurité. Si elle était comme on nous la
représente dans certains romans ou films, la vie humaine aurait quitté l'Europe. C'est une période de progrès, le début d'une renaissance féodale.
Un climat doux sans calamités notables va durer trois siècles. De bonnes conditions climatiques, c'est une production agricole suffisante et régulière, la réduction
des famines et des épidémies ; avec les mots d'aujourd'hui, nous parlerions de croissance. Un résultat encore visible, dix siècles après : l'église rectangulaire avec son clocher au centre
du bourg , nous en avons tellement l'habitude que nous n'imaginons pas un village autrement. Quand les affaires vont, l'immobilier aussi va bien ; la religion s'installe au coeur de la
société, c'est le "blanc manteau d'églises", et le patrimoine monastique vit son heure de gloire. On reconstruit plus grandes et plus belles les anciennes abbayes des temps
mérovingiens ou carolingiens et on en crée de nouvelles qui sont les plus beaux témoins de l'art roman.
Une vie globalement plus policée, mieux organisée, et le profil des saints se modifie dans le même sens. Les personnages originaux et hauts en couleurs vont laisser la place à des
savants, des penseurs, souvent détenteurs d'un grand prestige spirituel et d'une véritable autorité sur leur ordre monastique. Trois premiers abbés de Cluny, Odon, Odilon et Hugues en sont
un cas typique.
Trois abbés en un siècle, une longévité qui n'est exceptionnelle qu'en apparence. En réalité, la vie monastique est un bon moyen de vivre vieux, elle place les moines et les
nonnes à l'abri des dangers qui tuent fréquemment le commun des mortels : la maternité pour les femmes et, pour les hommes, la guerre et le travail de la terre, ses accidents et ses maladies,
infections et tétanos. Leur mode de vie très rude, leur régime s'alignait sur celui des plus pauvres, mais très régulier, était un bon moyen de vivre vieux.
Dans le récit de leur vie, on commence à voir un début de préoccupation humanitaire. L'ordre de Cluny est très riche, plus que la papauté, mais les moines
individuellement ne possèdent rien. L'économie n'est pas monétaire, d'ailleurs les seigneurs se déplacent pour consommer sur place la part de denrées correspondant au plus gros de l'impôt
qui leur revient, l'épargne et le placement sont impossibles dans le monde des campagnes. Pour une abbaye, le meilleur moyen d'accumuler des richesses est la constitution d'un trésor, d'où
l'amoncellement de pièces d'orfèvrerie que l'on regarde un peu rapidement comme des inutilités somptuaires. L'abbé Hugues, appelé "Le Grand", célèbre pour son goût du magnifique, n'hésite pas,
dans une période de disette, à envoyer à la fonte les vases sacrés de l'abbaye afin de nourrir les pauvres qui se réfugient en grand nombre à Cluny.
Voilà des saints qui commencent à présenter une figure plus acceptable. L'église saura tirer parti de leur prestige. Mais le conflit sournois entre le
château-caserne et l'abbaye n'est pas résolu pour autant.
( à suivre...)