Saleté de crabe, c'est encore lui qui a gagné !
Vincent a tenu le coup jusqu'à la Toussaint, on se demande comment. Faut-il admirer son endurance ou plaindre ses malheurs ?
Au grand soulagement de ceux qui l'aimaient, il a fini de souffrir.
Pour finir en beauté, il n'a pas raté sa sortie , le jour des morts.
Une pirouette pour ne pas pleurer, disons lui "Bravo l'artiste !"
Ses "dernières volontés", comme on a coutume de dire, seront respectées : on lui épargnera le passage à l'église et il sera incinéré.
Evidemment, les esprits logiques hausseront les épaules : "Si on ne croit pas en un après, la famille peut bien faire comme elle veut, le défunt s'en fiche, il ne voit rien". C'est
frappé au coin du bon sens...
Pourtant, il est une immortalité qui n'a pas besoin d'un dieu ni d'une âme. C'est la mémoire des vivants.
On est complètement mort quand personne ne se rappelle plus.
Alors, autant faire ce qu'on peut, ne pas imposer de corvées funéraires, ne pas gâcher le souvenir.
Les vivants nous sauront peut-être gré de leur épargner le défilé des chrysanthèmes et l'entretien des tombes.
La mort de Vincent me donne l'occasion d'exprimer ce que j'aimerais qu'il soit fait de mon cadavre quand ce sera mon tour.
D'abord, même s'il m'a joué quelques sales tours en me faisant cadeau d'une SEP, j'ai beaucoup aimé mon corps à qui je suis redevable de mes plus grands bonheurs. Alors j'ai quelques difficultés
à l'imaginer en charogne pourrissante.
Comment bien le traiter ?
Essayer de le prolonger, le rendre utile.
Bon, c'est mal parti pour le don d'organe. Poliment éjectée des donneurs de sang pour cause de SEP, je n'ai aucune illusion de ce côté-là. Mais je ne désespère pas de laisser quelques morceaux à
la science, pour étude.
Si la dissection de mon cerveau détraqué pouvait rendre quelques services à des chercheurs, ce serait bien volontiers.
Et le reste, les morceaux qui n'intéressent personne ?
Les vivants en feront ce qu'ils voudront. Toutefois, s'ils veulent me rendre un dernier service, qu'ils les réduisent en cendres.
C'est le seul désaccord qui me sépare de mes amis juifs. Je comprends parfaitement qu'ils regardent l'incinération avec horreur, après que tant des leurs sont partis en fumée, mais j'y vois le
moyen d'éviter la pourriture. Si un de mes proches imagine ce que je suis devenue quelques temps après ma mort, se représenter un petit tas de cendres causera moins de dégoût qu'une charogne en
décomposition.
Et puis, j'aimerais que les cendres soient dispersées, que personne ne se croie obligé de rendre à une urne un simulacre de devoirs funèbres.
En fin de compte, ma mort sera peut-être plus légère à supporter et mon souvenir plus agréable à rappeler.
Ah oui, je m'aperçois que je ne l'avais pas précisé, Vincent était mon filleul, il aurait eu 48 ans le 10 décembre prochain. C'est infiniment cruel de voir partir plus jeune que soi.