Ce texte a été copié dans Israël Infos que nous remercions
."Nous ne serons jamais des vivants comme les autres, nous sommes des
survivants"
Témoignage de Sam Braun, à l'Hôtel de Ville de Paris le 24 janvier 2010 -Commémoration du 65ème anniversaire de la libération du camp d'extermination d'Auschwitz.
Il fut retrouvé, peu de temps après coupé en trois morceaux, mais quand nous avons appris le vol du fronton du portail d'Auschwitz, toutes les images du camp, une fois de plus, se sont
imposées à nous et nous avons été nombreux, devant la profanation de ce symbole devenu sacré car gardien de l'entrée d'un immense cimetière, sans pierre tombale, sans sépulture, sans
linceul, nous avons été nombreux à l'avoir vécu comme une espèce de viol.
Viol de la mémoire de ceux qui tous les jours
rêvaient de la liberté, si lointaine, là-bas, de l'autre côté du fronton et essayaient de survivre malgré l'inhumanité et la barbarie, la violence et l'indicible ; viol de tous les
martyrs qui n'ont franchi le portail qu'une seule fois, puisque leurs assassins les attendaient près d'une fausse salle de douche ; viol de nos familles qui ont été décimées, de tous ceux
qui n'ont laissé personne derrière eux et dont le nom s'est éteint, alors que s'allumaient les fours crématoires ; viol de tous les enfants dont le sourire était la seule arme.
Certes, nous n'avons pas été les seuls à être indignés par cette profanation, mais ceux qui le furent n'ont pas été meurtris dans leur chair comme nous l'avons été nous-mêmes, car ils
n'étaient pas là-bas durant les années noires.
"Le travail c'est la Liberté", dit en allemand le fronton, mais sous le joug nazi notre travail c'était le bagne, notre liberté les chambres à gaz et c'est parce que nous avons souffert
là-bas mille morts que ce vol a ravivé nos plaies mal cicatrisées.
Car quoi que nous fassions, quelle que soit la qualité et la réussite de notre résilience, nous serons toujours des survivants même si nous donnons, parfois, l'illusion d'être des vivants
comme les autres
"L'arrêt de la maltraitance n'est pas la fin du problème" a écrit Boris Cyrulnic.
De l'extérieur, souvent, rien ne parait, comme si nous avions abandonné au vestiaire de notre passé, les faits innommables auxquels nous avons assisté et dont nous fûmes, bien souvent les
sujets ; la violence qui nous entourait et la faim, cette faim permanente et douloureuse, Même s'il n'en parait pas, nos souvenirs, lovés dans un coin de notre mémoire, ne sont jamais
bien loin puisqu'il suffit de peu de chose pour les faire resurgir. Une image, un bruit, une odeur et ils arrivent en foule dans une bousculade infernale laissant toujours les plus cruels
prendre les premières places.
L'insupportable survie au camp et la folle Marche de la Mort, nous visitent bien souvent et revivent en nous, même si avec le temps, l'intensité de la douleur s'est un peu émoussée.
Malgré notre volonté de rendre notre mémoire d'Auschwitz moins corrosive en nous intégrant dans un monde normal ; malgré nos efforts pour cultiver le paraitre afin de masquer l'être
intime, parfois trop douloureux, les 65 années passées n'ont pas réussi à faire de nous, tout à fait des vivants comme les autres.
Dans ce monde inégalitaire il y a des vivants qui le sont différemment des autres, nous sommes de ceux-là.
Quelle que soit la vie que nous avons menée après la Shoah et la famille que nous avons créée ou reconstituée, quelle que soit notre réussite sociale, nous n'avons jamais été
véritablement libérés du Lager, comme l'appelait Primo Lévi et nous nous réveillons parfois en sueur, après un cauchemar qui a fait revivre le camp.
Force est de constater que nous ne sommes pas des vivants tout à fait comme les autres.
Pour Nathalie Zajde, nous revivons fréquemment l'inimaginable Shoah et l'assassinat systématique des Tziganes, parce que dans les sociétés actuelles, telle une déferlante universelle,
apparaissent des épurations semblables à celles que nous avons connues.
Mais il y a d'autres raisons. Si nous sommes et resterons toujours des survivants parmi les vivants, c'est aussi parce que nous avons été jetés sur une autre planète, là où régnaient en
maître l'iniquité, la brutalité et où la mort était devenue familière.
Comment chasser de notre mémoire les appels qui duraient si longtemps alors que nous restions debout, sans bouger, dans le froid et le vent glacial ; comment oublier les "visites des
musulmans", comme ils disaient, au cours desquelles la mort nous attendait pour nous donner rendez-vous ; comment éliminer de notre mémoire les morts-vivants que nous croisions dans les
allées du camp et qui marchaient pliés en deux comme s'ils étaient en prière ; nous ne pouvons pas les oublier, car nous étions ces morts-vivants !! Comme eux nous marchions courbés par
la faim et la fatigue, comme eux nous étions glacés l'hiver dans nos vêtements trop légers, comme eux nous protégions jalousement notre gamelle pour éviter que nous soit volée le peu de
soupe infâme qu'ils nous donnaient pour subsister.
Nous étions effectivement sur une autre planète quand, le 18 janvier 1945, gardés par les SS et les chiens, quittant le camp pour la dernière fois, nous sommes partis en exode qui
deviendra très vite, une effroyable Marche de la Mort. Marche hallucinante vers nulle part.
La victoire qui leur échappait, décuplait la violence des SS. Au camp nous avions connu la folie, là, nous étions en pleine démence
Le nombre de compagnons assassinés augmentait sans cesse et leurs cadavres, laissés sur le bord de la route jalonnaient notre passage. Parfois, celui à côté duquel nous marchions depuis
des heures, ne pouvant plus avancer, s'affaissait sur la route et mourant était bousculé, presque piétiné par ceux qui suivaient et qui ne l'avaient pas vu. Je ne peux chasser de ma
mémoire le jour où ils nous ont entassés sur des wagons de marchandises et demeure encore horrifié par tous les morts ........ou presque morts, sur lesquels nous nous sommes affalés
tellement nous étions épuisés.
Toutes ces morts injustes sont souvent présentes dans notre mémoire et surgissent sans crier gare
Même si nous avons essayé de vivre afin de pouvoir un jour exister, nous restons habités par tout ce que nous avons vu et vécu là-bas, car on n'est pas indemne d'un passé indicible !!
Mais il y a aussi une autre raison à notre état de survivants : nous avons maintenant conscience d'être les derniers témoins à pouvoir dire "j'y étais et j'ai vu". Alors que les
truqueurs, les maquilleurs de la réalité, révisionnistes et négationnistes se renouvellent de génération en génération comme toutes les mauvaises herbes, nous qui sommes les derniers à
pouvoir faire revivre nos morts, nous nous demandons sans cesse si nous avons suffisamment œuvré pour que la véritable Histoire puisse ne jamais être réécrite au bénéfice d'odieux
mensonges. Avons-nous suffisamment contribué à l'indispensable "travail de mémoire" ?
Chaque fois que nous rencontrons des adolescents pour parler des dangers de tous les extrémismes et que nous décrivons les actes de barbarie auxquels nous avons assisté ; chaque fois que
nous expliquons où peuvent mener le fanatisme et la haine, le racisme et l'antisémitisme et que nous faisons revivre les étapes choisies pas les SS pour nous déshumaniser, même si nous le
faisons avec modération ; chaque fois qu'à la fin de nos interventions ils nous demandent de leur montrer le numéro matricule tatoué sur notre bras gauche, chaque fois nous nous
retrouvons à Auschwitz et vivons à nouveau ce que nous leur décrivons.
Alors, mes amis, acceptons ce fait inéluctable d'être des survivants parmi les vivants, acceptons de faire revivre nos familles et tous les martyrs anonymes que nous avons laissés là-bas,
acceptons même nos cauchemars et les moments de la journée où tout nous revient comme une vague déferlante, acceptons tout cela, mais poursuivons inlassablement notre "travail de mémoire"
pour donner du sens aux peu d'années qui nous restent.
|