Overblog
Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
6 novembre 2013 3 06 /11 /novembre /2013 18:57

    Le 31 octobre, c'est la fête des casse-pieds juniors.

    Abandonnez tout espoir de vous concentrer, vous vivrez au rythme des coups de sonnette. 

Vous laissez choir vos travaux et vous ouvrez la porte, un peu agacée, mais vous essayez de rester aimable, ce sont des enfants... Enfin, c'est ce que vous croyez deviner sous les couches de maquillage.

Ils aimeraient vous faire peur. Vous n'êtes pas du tout impressionnée mais vous plaignez de tout cœur la pauvre mère qui devra les récurer ...

    Avec ou sans "S'il vous plait", la politesse est en option, ils réclament des bonbons.

   Ils savent ce qu'ils veulent mais ne sont pas capables d'expliquer à quoi rime ce carnaval d'horreurs.

Les plus grands arrivent à prononcer correctement le mot "Halloween" mais ne comptez pas sur eux pour vous en expliquer le sens.

Ils ont adopté Halloweeen comme le fast food et Disney, parce qu'ils les croient à la mode. Ils sont bien loin d'imaginer que ce jour supposé américain n'est qu'une resucée de nos vieilles fêtes des défunts. Destinées à conjurer la mort, elles avaient quitté notre univers et les voilà revenues, plus artificielles, moins liées à la tradition... à moins que notre regard ne soit abusé par la nostalgie. Après tout, ce n'est pas impossible.

    Dès les années 1950, dans mon Hainaut natal, elles avaient presque disparu, il n'en reste qu'un très lointain souvenir. Laissons-le revenir à la surface.

     Le calendrier religieux imposait ses dates. Pour les catholiques, le jour des morts n'est pas célébré le 31 Octobre mais le 2 novembre, lendemain de la Toussaint. Ce jour-là, nos mères ne nous demandaient pas notre accord. D'autorité, elles nous emmenaient au cimetière pour soigner les tombes, y déposer des pots de chrysanthèmes ou les enlever en cas de gelée.

    C'était une corvée, nous étions heureux d'y échapper quand, par chance, le 2 Novembre tombait un jour de classe, mais l'épreuve avait une compensation à la mi-novembre, une espèce de carnaval d'automne tout en betteraves et chandelles.

   Chaque participant se procurait un sac à pommes de terre en toile de jute et une betterave à sucre bien blanche, la plus lourde possible. Il se fabriquait une bougie en fondant autour d'un bout de ficelle les débris de cierges ramassés à l'église. Ensuite, il fallait user de diplomatie auprès du père ou du grand-père pour lui emprunter un couteau solide, nécessaire pour la partie la plus délicate de l'exercice. Plus la betterave était grosse, plus elle était compacte et dure à creuser. Il fallait de la force et de l'habileté pour y faire un trou, c'était impossible avec un canif.

Ce n'était pas une petite affaire de convaincre les parents, ils hésitaient à nous confier ce "grand couteau-là, celui qui coupe bien...". Un vieux mettait fin aux négociations en nous apportant son aide, il n'était pas vraiment rassuré de voir des enfants risquer de se blesser et, au fond, il était ravi de retrouver ses plaisirs de jeunesse. L'exercice pouvait commencer.

   Après avoir nettoyé la betterave, il fallait la débarrasser des petites racines, puis nous en tranchions le collet pour la poser pointe en haut. Ensuite, il fallait l'évider ; un éclat à la fois, nous creusions. Plus le trou était vaste, plus la coque était amincie sans céder, plus le travail était réussi. Point final, découper délicatement des yeux et une bouche. La betterave s'était changée en tête. A sa base, on fixait le sac de jute, pour former une espèce de vêtement. 

    Quand toutes les têtes étaient finies, les participants formaient le cercle. C'était l'heure de vérité, on allumait les betteraves maintenant appelées spectres. Chacun enflammait sa bougie et l'introduisait dans la tête. C'était l'instant crucial pour les spectres ratés ; si la betterave n'était pas assez creuse, si les orifices des yeux et de la bouche n'apportaient pas assez d'air, la flamme s'étouffait immédiatement et la dépouille lamentable finissait sa brève carrière à nourrir le bétail.

   Quant-aux spectres réussis, c'était, pour eux, l'heure de gloire. La tête, rendue vaguement translucide prenait une teinte verdâtre des plus inquiètantes. Les yeux et la bouche montraient leur feu et laissaient échapper des volutes de fumée sucrée, la pulpe de betterave en brûlant, suintait de la mélasse qui caramélisait.

    Le gagnant était celui qui brûlait le plus longtemps mais il ne laissait qu'une pauvre dépouille racornie qui finissait sur le tas de fumier.

    De ces réunions de spectres, des années après, il reste un souvenir facile à retrouver, ce n'est pas une image mais une odeur sucrée qui revient chaque fois qu'on cuit une pâtisserie.

Partager cet article
Repost0
11 octobre 2011 2 11 /10 /octobre /2011 14:11

     La ferme d'Edouard est prospère : des bâtiments bien construits autour d'une cour carrée, une centaine d'hectares de champs et d'herbages, un bétail indemne de tuberculose. Ce n'est pas encore la fortune mais un confort certain qui ne demande qu'à progresser ; Edouard s'en occupe.

      Il aimerait raccourcir les déplacements pour limiter les pertes de temps. En précurseur du remembrement, il a déjà fait quelques achats ou échanges avec des voisins mais une maison lui résiste, celle d'Agathe.

      C'est une fermette minuscule entourée d'un mouchoir de poche mais, en l'acquérant, il ouvrirait un passage entre ses champs et la grand route. Il en rêve, il a déjà fait plusieurs offres à  sa propriétaire, des propositions très honnêtes et même favorables pour elle mais elle les a toujours refusées.

Il existe une vieille servitude de voisinage, un droit de passage pédestre. Il sera respecté, Edouard peut traverser la cour à pied pour aller de son champ à la route, c'est tout. Agathe n'est pas vendeuse.

Edouard ne comprend pas une telle obstination ; elle n'occupe même pas  la fermette, elle habite une maison beaucoup plus belle qui lui appartient, au centre du village.

Pressée de questions, elle s'est expliquée : l'objet du litige est un héritage de ses grands-parents, c'est vrai qu'aujourd'hui, elle n'en a pas l'utilité mais elle garde la maison pour son fils, marin au long cours, qui sera content de la trouver à son retour. Devançant les remarques que son interlocuteur ne manquerait pas de lui opposer sur les dégâts à prévoir dans une maison longtemps inoccupée, elle a précisé que la fermette est régulièrement chauffée et aérée : en attendant le retour du marin, c'est Estelle qui l'habite. Elle paie un tout petit loyer compatible avec ses moyens de veuve et le bâtiment est entretenu. Tout le monde est content, sauf ... Edouard qui ne cesse de revenir à la charge. Tous les moyens lui sont bons pour empoisonner la vie des obstinées. 

Les jours de beau temps, pour empêcher Estelle d'ouvrir les fenêtres, un tombereau de fumier reste des heures entières au bord de la route devant la maison. Quand il pleut, les charrettes d'Edouard passent au ras des murs et arrosent les portes de boue ; en vain, Estelle est imperturbable.

     Cette année-là, au bal de la ducasse, Edouard a rencontré Eugénie. Ils se sont plu, Edouard s'est rendu compte qu'il était temps de se trouver une épouse ; ils ont convenu d'un rendez-vous, puis un autre, encore un, Enfin, le grand jour est arrivé, les parents de la dulcinée l'invitent à faire son entrée officielle, étape marquante vers le mariage.

Soucieux de ne pas rater l'instant décisif, Edouard s'est fait beau, il a mis son costume des grandes occasions et s'est rasé de près. Afin de plaire à sa future belle-famille, il leur a choisi un cadeau, un des plus beaux spécimens de sa bergerie, et se dirige vers son rendez-vous, tenant le mouton en laisse au bout d'une corde.

    Il longe un pré, deux, et s'apprête à traverser la cour d'Estelle pour rejoindre la route.  Il pousse le portail d'entrée, Estelle l'a entendu, elle se tourne vers lui, il la salue mais, en fait de réponse, il s'entend dire : "Ne passe pas cette porte, tu n'as pas le droit."

Interloqué, Edouard argumente, rappelle qu'il ne fait qu'utiliser son droit de passage tel qu'il a été convenu.

Sans se démonter, Estelle lui répond "Si tu veux, je vais te relire le papier, il y a droit de passage pour les gens à  pied, pas pour les animaux. Si tu veux passer, pas de problème, mais lui, il reste là."

Edouard est bien ennuyé, Il ne peut pas arriver dans la belle-famille sans cadeau et, s'il doit faire le grand tour, il sera très en retard ... autre source d'ennuis à prévoir.

Estelle voit son embarras. Malicieuse, elle lui conseille : " Note-bien, le mouton ne peut pas mettre ses pieds sur mon terrain mais le règlement ne dit pas qu'il est interdit de le porter, du moment que seuls tes pieds touchent le sol..."

Surprenant mais vrai, Edouard choisit le moindre mal, soulève l'animal et le pose à califourchon sur ses épaules.

     Il est arrivé à l'heure à son rendez-vous.

     Des années après, Estelle riait encore en imaginant la grimace de la belle-mère, une femme si pointilleuse sur la propreté et l'hygiène...quand elle s'est avancée pour faire la bise à son futur gendre.

Juste retour pour les tas de fumiers endurés.

Partager cet article
Repost0
5 octobre 2011 3 05 /10 /octobre /2011 21:19

     Malgré les épreuves, Estelle a toujours aimé rire. Elle amusait famille et amis avec une foule d'anecdotes, des récits du bon vieux temps.

Retrouvons-les, en souvenir d'elle.


        Bernard et Joseph.
    Ils étaient voisins et, surtout, inséparables. Ils s'étaient débrouillés pour occuper des jardins accolés, avec une remise à outils commune, au milieu des champs. Dans la grande plaine du Nord, en effet, le sol calcaire oblige à forer profond pour atteindre l'eau, il faut creuser des puits artésiens ; ils sont coûteux donc espacés. Les maisons se groupent autour d'un forage, on ne rencontre pas d'habitations dispersées dans la campagne et, dans les agglomérations, le terrain est trop cher pour qu'on l'utilise à faire des jardins ; les habitants du centre, quand ils veulent un potager, louent un bout de champ à l'extérieur du village.


    Un après-midi de juillet, brûlant et sec, nos deux compères se retrouvent au jardin. Le soleil tape dur, le travail se limite à quelques gestes habituels.
    Tout-à-coup, Bernard porte la main à son front et s'affale. Joseph se précipite, le secoue, l'appelle, lui donne quelques tapes... pas de réaction.

    Joseph s'affole ; comment faire, dans ce champ, loin de tout secours ? Il se tord les mains, s'angoisse. Heureusement, au milieu de la panique, lui vient une idée : dans la remise, il y a une brouette ; il faut charger son camarade dessus et le ramener au village où il trouvera du monde pour le soigner.
    Plus facile à dire qu'à faire ... Joseph et Bernard, c'est un peu Laurel et Hardy, et c'est Bernard le plus lourd. Qu'à cela ne tienne, l'amitié est sacrée, Joseph va montrer de quoi il est capable pour secourir son camarade.  Au prix d'efforts surhumains, il parvient à hisser ce corps inerte sur la brouette, empoigne les brancards et fait avancer l'équipage dans les ornières et la poussière du chemin. Chaque pas lui coûte un flot de sueur et un épuisement dont il ne se serait pas cru capable. Au bout d'un kilomètre d'efforts, Il atteint les premières maisons du village, il espère y trouver de l'aide.
      Justement, à la porte de la sucrerie, inactive en cette saison, se tient une épicerie-buvette. A moins de jouer de malchance, il s'y trouvera bien un ou deux lascars inoccupés qui pourront lui porter assistance. Notre bon samaritain voit son calvaire s'adoucir.
     A la porte de la buvette, il ouvre la bouche pour appeler au secours quand l'inanimé se lève, saute sur ses pieds et déclare à la cantonade : "Par cette chaleur, rien de tel qu'une bonne bière ! Patron, de la bien fraîche !"
     Joseph ne sait pas s'il doit être content de voir son camarade sauvé, ou furieux de s'être fait berner. Il prend le parti de ne pas réagir et de boire son coup avec tout le monde. Après tout, c'est lui qui en a le plus besoin.

     A quelque-temps de là, Bernard est victime d'un mauvais tour.
Derrière sa maison, comme presque-tous les villageois, il a installé quelques clapiers où il nourrit des lapins qui lui améliorent l'ordinaire. Justement, les jeunes du printemps sont maintenant bons à savourer.
Un matin, à l'heure où il vient nourrir ses bêtes, c'est le choc. Tous les clapiers sont ouverts, il ne reste plus un lapin. Ce n'est pas une fouine ou un renard qui a fait le coup ; ni l'une ni l'autre ne peuvent défaire les verrous. On l'a volé !
Quelques jours passent à échafauder toutes sortes de soupçons, à mettre en cause tous les chenapans du coin. En fin de compte, aucune certitude, le coupable court en liberté et la vie reprend son train-train habituel.
     C'est alors que le facteur apporte à Bernard un colis soigneusement emballé, sans indication d'expéditeur. C'est une surprise. Notre homme ouvre le paquet et trouve des os de lapins, ses lapins, soigneusement nettoyés et rangés sous une carte portant ces mots :

            Merci pour ces lapins qui étaient fort bons. Après l'effort, le réconfort.
     Sous leur porte, tous les clients présents à la buvette, un certain jour de canicule, trouvent un mot leur conseillant de prendre auprès de Bernard des nouvelles de ses lapins.
Longtemps après, le village en riait encore, même Bernard. D'abord vexé car il n'était pas homme à perdre facilement, il admit assez rapidement qu'ayant commis une méchante farce, il aurait été bien mauvais joueur de ne pas en accepter le retour.

Partager cet article
Repost0
5 septembre 2011 1 05 /09 /septembre /2011 21:48

  Estelle fête ses douze ans le 24 décembre 1888.

Elle sait lire, écrire, compter. Le temps est venu pour elle d'apprendre un métier. Au village, on dit que ce n'est pas nécessaire pour une jeune fille, elle se mariera et aidera son époux, mais ses parents y tiennent, au risque de se faire traiter de pédants par les voisins.
   Ils n'ont pas l'ambition de faire de leur fille une érudite, ils sont bien étrangers à ce genre de préoccupation. Ils tiennent à ce quelle puisse se débrouiller dans la vie avant de se marier et même après, en cas de coup dur dans le ménage, qu'elle ne soit pas obligée de "se placer", de devenir "servante". C'est le sort des gens qui n'ont pas de métier ; les garçons deviennent "domestiques de ferme" et les filles trouvent une place de bonne à tout faire, en général logée-nourrie, donc à la disposition des patrons à toute heure du jour ou de la nuit. Elles dorment près du bébé qui pleure ou de l'aïeul incontinent.

Inutile de protester, c'est l'habitude, pourquoi en faire un drame ?

Quand elles se marient, elles quittent leur place avec quelques économies et un peu de savoir-faire en cuisine et ménage. Quand on est pauvre, on subit.
   Madodine ne veut pas de cette corvée pour ses filles, et Tailleur partage son avis. C'est entendu, elles auront un métier, mais lequel ?
    Estelle est très attirée par la couture. Toute petite, elle aimait déjà faire son nid sous la table de son père et inventer des costumes de poupée à partir des chutes qu'elle ramassait.


Un dimanche tranquille, Tailleur pose la question fatidique :

"Estelle, il est temps de te choisir un métier. Dis-nous ce que tu aimerais faire quand tu seras grande." L'enfant est un peu étonnée ; il n'est pas courant qu'on demande son avis à l'intéressée, surtout si c'est une fille, mais ses parents tiennent à donner à leurs enfants une éducation moderne.
A vrai dire, elle attendait la question et sa réponse est prête.
    - "J'aimerais être couturière, si vous le voulez bien".
    - "Voilà une bonne idée, nous allons chercher un atelier où tu pourras faire ton apprentissage."
Estelle se renfrogne, ce n'est pas du tout ce quelle a prévu et elle tente sa chance.
   -" Père, vous connaissez bien la couture, c'est votre métier. Je préférerais rester près de vous, vous m'apprendriez le travail et je pourrais vous aider. Ce serait bien pour tout le monde".
Tailleur lui adresse un bon sourire affectueux mais, d'un hochement de tête, il retrouve la réalité : "Bien sûr, nous aimerions te garder à la maison ; mais il faut que tu apprennes la couture pour femmes, elle est très différente de celle des tailleurs. Ce n'est pas moi qui pourrai te l'enseigner, il faut que tu fréquentes un atelier et un bon."
   C'est entendu, on ne contredit pas son père, Estelle n'a qu'à s'incliner.
   A la foire de pentecôte, Tailleur retrouve une vieille connaissance : Madame Babin, la Babin, la couturière à la mode. Échange de nouvelles, menus échos professionnels qui se prolongent, et l'avenir d'Estelle est décidé : la Babin l'engage dans son atelier.
   De retour à la maison, le départ d'Estelle s'organise. La ville n'est pas loin mais le train n'arrivera qu'une dizaine d'années plus tard ; sept kilomètres, ce n'est rien en voiture ou à cheval, mais pour une fillette à pied, matin et soir, par tous les temps, c'est difficile à envisager. Il n'y a qu'une solution : dormir en semaine chez la couturière comme une interne au pensionnat, Tailleur en a convenu les détails avec la Babin. Estelle ne sera  pas un cas unique, elle aura la compagnie d'une demi-douzaine d'autres jeunes filles.


    Les petites camarades qui devaient lui faciliter l'intégration vont être son principal tourment.
   A la fin du dix-neuvième siècle, le fossé était profond entre la ville et la campagne ; les "bourgeois" n'avaient que mépris pour les "paysans". Un siècle plus tard, dans nos villages embourgeoisés, on a du mal à l'imaginer mais, en ce temps-là, on avait plus de mépris pour la boue des champs que pour la suie des usines.
    Chez la Babin, on ne rencontre qu'une paysanne : Estelle. Les autres apprenties, filles plus délurées de la ville, ont tôt fait de la changer en souffre-douleur. Tout ce qu'elle peut faire ou dire est détourné, interprété pour déclencher les moqueries. Son prénom disparaît, elle n'est plus appelée que "Paysan d'pâture". Elle en a tellement assez qu'elle se porte volontaire chaque fois qu'il y a des courses à faire pour l'atelier ; quand elle est dehors et que les pestes ne la voient pas, elle pleure tout son saoul.
    Un dimanche qu'elle est de retour au village, Madodine lui trouve un air triste et préoccupé ; une mère, même farouche et combative, a des antennes pour ressentir les problèmes de ses enfants. Prétextant l'heure de la traite, elle entraîne Estelle à l'étable ; à part la vache qui les regarde sans rien dire, personne n'est là à se mêler de la conversation. Elles s'expliquent longuement et quand elles ressortent, elles ont un air complice et décidé qui laisse tout prévoir.


   Quelques jours après, les apprenties bavardent en épluchant des légumes pour leur repas ; chacune y va de ses préférences culinaires, on passe les fruits en revue.
    Tout à coup mais sans élever le ton, Estelle commence : "Chez nous, il y a des pâtures"
    - Oui, on le sait, qu'il y a des pâtures, les paysans mangent de l'herbe, comme les vaches !L es moqueuses repartent à rire. Mais, sans se laisser démonter, Estelle reprend :

    - " Dans les pâtures, il y a aussi des pommiers, ils ont des pommes et vous les mangez."
    Elles ricanent mais elles sont déjà étonnées : ... la "paysan d'pâture" ne se laisse plus faire.
    Et, sans se démonter, Estelle reprend :
    "Dans la pâture, il y a des pommiers et aussi des vaches qui font des bouses.
      Les pommes tombent et nous les ramassons dans un grand panier pour les vendre.
      Quand une pomme est tombée dans la bouse, on la ramasse, on l'essuie rapidement sur l'herbe et on la jette dans le panier en disant : "Tiens, ce sera bon pour les bourgeois !"
      Silence du public ...


     Estelle continuera son apprentissage, tranquille et peut-être respectée. 

Partager cet article
Repost0
2 avril 2011 6 02 /04 /avril /2011 00:11

Où nous retrouvons l'histoire de  Madodine ...


    Tailleur aime la mode. Sa devise pourrait être : "Du passé faisons table rase ..." Sa maison est simple mais agréable ; on donne la priorité au confort et à l'innovation.
Des travaux d'urbanisme encouragent le changement et la modernité.
La population du village augmente, avec le souci de l'hygiène publique. Très logiquement,le conseil municipal sacrifie à dernière mode en usage et vote le déplacement du cimetière.
Finies les tombes minuscules entassées autour de l'église. On va les remplacer par un jardin fleuri qui valorisera le monument et déplacer les morts à la sortie du village. Justement, la providence veut qu'une parcelle y soit à vendre. Les défunts y seront un peu seuls mais connaîtront l'avantage inédit d'avoir de la place. Ils y jouiront pour l'éternité d'un logement décent, un domicile en rapport avec la position qu'ils occupaient de leur vivant. Aussitôt dit, aussitôt fait, maçons et autres tailleurs de pierre se précipitent sur un marché nouveau et lucratif, celui du monument funéraire.

Tailleur imagine déjà son caveau de famille et les objets d'art qui l'orneront.
   Pour mettre son projet à exécution, engager la dépense, il faut convaincre Madodine de l'intérêt de son point de vue et ce n'est pas gagné d'avance.
   On se représente facilement l'époque sous un jour patriarcal ; en réalité, les femmes ont plus que leur mot à dire sur le budget familial, surtout Madodine, c'est elle qui tient le tiroir-caisse et dirige la dépense.

Tailleur guette le bon moment pour négocier.
    Et voilà l'occasion rêvée. Comme d'habitude, la boulangère vient livrer son pain à l'estaminet. Elle en profite pour raconter le dernier scandale qui fait jaser : Adèle, sa belle-soeur, n'avait pas voulu faire de dépense pour la tombe de sa défunte mère, "vous vous rappelez, Jeanne qui est morte , il y a deux ans. Résultat, le corps a été enterré dans l'espace gratuit que la mairie laisse aux déplacés d'office. La famille n'a pas été consultée et voilà que la tombe de Jeanne est voisine de celle d'Eugénie qu'elle ne pouvait pas supporter. Certainement, c'est encore un coup du fossoyeur, il s'imagine que le cimetière lui appartient ! Mais Adèle ne va pas se laisser faire, elle va dire au maire que ce n'est pas à un fossoyeur de faire sa loi ..." et ainsi de suite.

   En général, ces récriminations agacent le couple, il faut bien les supporter, ce sont des clients, mais ils n'y prêtent qu'une oreille distraite, juste polie. Cette fois, pour Tailleur, la commère bavarde est la bienvenue. Elle lui fournit une occasion d'aborder sa dernière envie.
   Madodine a l'air très absorbée par ses choux de Bruxelles ; avec une forte lame, elle racle les troncs fibreux pour récolter les petits choux. L'heure est tranquille. Tailleur juge le moment venu d'aborder sa grande affaire.
   " Dites moi, femme, il ne faudrait pas qu'il nous arrive des ennuis comme à Adèle".
- Quels ennuis ? Elle n'était pas obligée de se quereller avec le fossoyeur, il fallait en parler au maire, d'abord.
- Vous avez raison mais ceux qui ont un caveau de famille n'ont pas tous ces tracas ... "
Madodine ne répond pas, elle paraît complètement absorbée par ses légumes.
Devant le silence buté de sa femme, il relance :
"Nous avons perdu deux enfants ; j'aimerais être sûr que nous irons avec eux, plus tard."
Elle essaie de garder son calme, faire celle qui n'a rien entendu, ne pas réagir, mais la colère monte.

Pour finir, elle se redresse, brandissant le couteau d'un air menaçant et gronde plus qu'elle ne dit : "J'ai déjà assez de mal à nourrir les vivants, nous n'avons pas de sous à dépenser pour un caveau."
 Maladroitement, il essaie d'argumenter. Il ne réussit qu'à faire monter la fureur de Madodine. Impossible de la fléchir ; définitivement, elle refuse ce projet.
La dépense lui paraît superflue mais, avant tout, un rejet viscéral interdit toute discussion : "Êtes vous sûr d'y aller, un jour, dans votre caveau ? On ne sait jamais ce qui nous attend."


    Au cours des ans, Tailleur reviendra plusieurs fois à la charge. Jamais sa femme ne cédera. Elle approuvera bien des tentations et parfois des caprices de son époux, sauf celui-là.
Il mourra le premier, dans les années 20. Madodine ne changera pas d'attitude ; elle le fera enterrer à l'ancienne, sous un carré de gazon et de fleurs, sans monument.
Et elle ? Qu'adviendra-t'il de sa dépouille ?


    Madodine connaîtra une longévité remarquable pour l'époque. En 1940,au moment de l'exode - que les gens du coin appellent "l'évacuation"-, elle a quatre-vingt-dix ans.
Sa santé est assez bonne mais c'est une vieille dame, elle a perdu ses facultés d'adaptation. La nouveauté la perturbe et la désoriente. Elle se déplace encore un peu, dans la maison et le jardin, mais il n'est plus question pour elle de marcher longtemps.
   Quand il se confirme qu'il faut évacuer, chacun se met en route par ses propres moyens ; les plus modestes vont à pied. Que faire des vieux, des infirmes, des malades ? Rien n'est organisé, c'est la panique générale. Les pouvoirs publics n'existent plus ou brillent par leur incurie. Chacun se débrouille comme il peut.
    Pour Madodine, la solution s'appelle Nestor, son petit dernier. Né quinze ans après la mort de ses deux frères, c'est l'enfant consolateur, le fils que ses parents n'espéraient plus. Pour lui, ils ont fait tous les efforts et ont été payés de retour, le petit dernier a réussi. Nestor est devenu boucher.
Pour les besoins de son commerce, il possède une automobile commerciale, ressource inappréciable en la circonstance. C'est donc lui qui se charge de transporter sa vieille mère dans une voiture où s'entassent déjà sa femme, ses deux enfants, leurs bagages et une réserve d'essence. Ils partent vers le sud. Pour se donner du courage, ils font semblant d'avoir un but : la Vendée où sont installés quelques marchands de bestiaux que Nestor rencontre au marché en période de foire.

    En réalité, plus ils roulent, moins ils avancent. Les routes sont encombrées, régulièrement coupées ; il faut rebrousser chemin, tourner en rond, rouler au pas. Et les pompes à essence sont fermées ou vides ; il faut puiser dans la réserve et on ignore quand on pourra la reconstituer.
Autour de la voiture, la foule compacte circule dans tous les sens, bruyante, fébrile et sans but. Madodine s'y perd littéralement. Elle répète sans fin : "Non, non, je vous l'ai pourtant dit, je ne veux point aller à la foire. Ramenez moi à la maison". Elle est de plus en plus agitée et ses enfants de plus en plus préoccupés.


    Ils arrivent ainsi, péniblement, à Rouen.

Là, panne d'essence, Nestor quitte la voiture immobilisée et tente vainement de trouver une pompe encore fournie. Ce qu'il craignait est arrivé, il faut continuer à pied.
Continuer à pied ... c'est impossible avec Madodine. La situation paraît sans issue mais la providence se présente en la personne d'une religieuse qui circule parmi la foule des réfugiés pour offrir son aide. Elle comprend tout de suite le problème et y propose une solution : sa congrégation dispose d'un hospice où elle héberge des personnes âgées. En ces temps difficiles, il ne faut pas hésiter à prendre des surnuméraires en pension ; la soeur propose de se charger de Madodine jusqu'au retour de ses enfants. Les voilà rassurés. L'attitude de Madodine participe à leur réconfort ; dans le calme de l'établissement religieux, sortie de la foule inquiétante, elle s'est calmée, elle ne parle plus de rentrer chez elle et se laisse installer sans protester.

   Tout serait donc pour le mieux si ... 
A leur retour, quelques mois après, ils ne reviennent pas à Rouen, les déplacements sont tributaires du bon vouloir de l'occupant. Nestor et sa famille rentrent dans le nord et entretiennent une correspondance régulière avec l'hospice rouennais.
Ce lien va durer jusqu'au bombardement fatidique.
   Le débarquement allié et la riposte des Allemands qui ne veulent pas se laisser déloger font de la Normandie un champ de ruines. Au nombre des bâtiments pulvérisés, il y a l'hospice de Madodine.
Les murs s'effondrent sur les pensionnaires qui sont écrabouillés. Pas de tri des dépouilles, tout le monde est enterré dans une fosse commune. A la demande de Nestor, l'administration répondra qu'il est impossible de retrouver le corps de sa mère parmi tous les morts de ce bombardement tragique.


   Ironie du sort, intuition, prémonition ? Dans l'acharnement de Madodine, dans l'énergie qu'elle mettait à repousser tout projet de caveau, peut-être avait-elle la certitude de ne jamais y aller ?
Ce n'est, sans doute, qu'un hasard tragique. Certainement, mais on sera toujours étonné de trouver tant de cohérence dans le hasard.

Partager cet article
Repost0
21 décembre 2010 2 21 /12 /décembre /2010 00:29

   Nous sommes en Février 1885.

   Il fait un vrai temps de saison, venteux et glacial. Les rares passants, même les écoliers, gagnent au plus vite le coin de leur feu.
A l'estaminet, le temps est à la soupe. L'hiver a détruit la plupart des légumes mais il y a toujours les carottes et les pommes de terre qu'on a rentrées en cave à l'automne ainsi que des poireaux et des choux qui supportent bien le gel ; on a pris la précaution de les récolter avant que la terre durcie ne rende l'arrachage impossible. L'odeur de la soupe, par un temps pareil, ça donne faim ; rien de tel pour remonter le moral.
   Hélas, le réconfort d'une cuisine chaleureuse ne peut rien contre le deuil qui écrase la maison.
Au mois de janvier, le croup a emporté les deux petits, des garçons de trois et cinq ans qui poussaient si bien.
   La forte, l'énergique Madodine ne s'est pas effondrée. Elle a une peine infinie mais les larmes qui pourraient peut-être la soulager ne sortent pas. C'est la colère qui explose dans une idée fixe : "c'est injuste !".
"Des enfants bien soignés, toujours propres et bien nourris, ils sont morts alors que de pauvres gosses crasseux, pouilleux, qui mangent quand leurs mères y pensent, ceux-là ont échappé à la maladie".
Sa révolte ne connaît pas de répit ; on dirait qu'elle en veut à la terre entière. Son mari et leurs deux filles, Estelle et Julia, vivent leur deuil dans le silence, craignant de provoquer un déchaînement de fureur à la moindre parole.
L'ambiance est pénible mais il faut vivre et travailler comme d'habitude.
   A midi, Tailleur et Madodine ont fini leur repas, ils ont pris l'habitude de manger avant tout le monde pour laisser la grande table aux clients. Les filles, au retour de l'école, s'installent pour déjeuner près du poèle, sur un guéridon pliant qu'on débarrasse dès qu'elles ont fini.
Madodine vient de desservir. Les premiers clients arrivent, trois ouvriers du fort ; ils ont traversé les champs sous le vent glacial, impatients de se mettre à l'abri près du grand poêle de fonte et d'avaler quelque chose de chaud.
 Ils sont immédiatement suivis par Tailleur qui rapporte un seau de charbon de la remise et un gamin en loques qui profite de la porte ouverte pour s'introduire dans la pièce.
"Bonjour, gamin, qu'est-ce qui t'amène ?"

Au fond, Tailleur a pitié de ce voisin, un enfant de la misère, mais si Madodine le voit dans la maison, elle va s'emporter ; ce genre de crasseux doit rester loin de ses filles, il serait bien capable de leur amener des poux et il faudrait leur couper les cheveux ... la honte !

Il cherche comment lui dire de s'en aller sans "faire le méchant" mais l'intrus pose la question délicate :

"Je peux entrer ? Il fait froid"
Comment refuser ? Tailleur soupire : "Entre donc et ferme la porte, qu'on ne chauffe pas les oiseaux."
   Il regarde les pieds du gamin ; ils sont chaussés de blocs informes, des sabots, si on peut employer ce terme, en ruine, fendus et couverts de glace accumulée. Machinalement, il ajoute : " Avance près du feu et laisse tes sabots à la porte."
   Le gamin ne bouge pas. L'homme insiste et découvre, effaré, qu'il ne porte ni bas ni chaussons. Une horreur ! Comment peut-on laisser un enfant nus-pieds en plein hiver ?
   "Viens  près du feu, tes sabots vont sêcher pendant que tu te réchauffes" et il installe le visiteur devant le poêle, les pieds nus posés sur le socle émaillé qui est bien chaud sans être brûlant.
   Madodine était allée chercher de la bière à la cave ; elle réapparaît alors, réprime une grimace mais comprend très vite qu'elle vient d'hériter d'une triste affaire. Pour ne pas se laisser aller à l'émotion, elle prend le parti de gronder son mari : "Eh bien, combien d'heures faut-il attendre pour que vous apportiez des bas à cet enfant ?"
   - "Des bas ... quels bas ?"
   "Vous savez bien qu'il nous en reste, il faut les lui donner, il en fera de l'usage."

Et elle se précipite à l'étage où se trouve la chambre et son armoire à linge. Quand elle redescend, elle porte dans ses mains des chaussettes de garçonnet. Ces chaussettes, elle les avait tricotées pour ses petits. Maintenant, ils n'en ont plus besoin. Ils étaient plus jeunes que lui mais il est plutôt chétif, elles devraient lui aller.
   Tailleur qui l'imaginait en colère est soulagé. La dureté de sa Madodine ne tient pas devant les enfants.
  "Mais ce petit qui était dehors en plein midi, il n'a donc pas déjeuné ?"

Effectivement, il est affamé. Il faut le faire manger sans attendre. Elle lui sert un grand bol de soupe et se met à beurrer une pile de tartines.


    La pause-déjeuner se termine pour les ouvriers et les écolières. En sortant, ils croisent un visiteur inattendu : le curé.


   Tailleur et Madodine ne sont pas ennemis de la religion, ils font leurs Pâques et, le soir de Noël, ils vont à la messe de minuit comme tout le monde. Le reste de l'année, il faut des mariages ou des enterrements pour les amener à l'église. Alors, pourquoi une visite du curé ?
   Il est bien connu des ménagères ; elles l'ont surnommé "Saint-Vite", manière de tourner en dérision ses habitudes de pique-assiette.
Aujourd'hui, il est un peu tard pour se faire inviter ; c'est un autre motif qui l'amène, ce que nous pourrions appeler son "petit commerce". Il veut s'entretenir avec Tailleur du repos de l'âme de ses enfants. Jusqu'à présent, le père n'a pas commandé de messe pour leur salut ; c'est à lui, le curé, de le rappeler à ce devoir sacré qui, accessoirement, est aussi son gagne-pain.
    Dans l'estaminet vidé de sa clientèle, restent Tailleur absorbé à sa couture et Madodine qui passe des tartines de beurre à Antoine, le petit mendiant.

"Je tombe à pic, se dit le visiteur; je vais m'attirer leurs bonnes grâces". Il s'approche de l'enfant, lui caresse la tête et le plus aimablement qu'il peut : "Tu en as de la chance ! Ces tartines ont l'air bien bonnes. J'espère que tu n'as pas oublié de dire merci à la dame."

Puis, se tournant vers Madodine, avec son meilleur sourire, il lui adresse un compliment à sa façon : " C'est très bien de faire la charité, vous êtes bonne. Dieu vous le rendra."

Tout content de son effet, il se prend un retour inattendu.
" Qu'est-ce qu'il me rendra ? Je ne lui demande rien... à moins qu'il puisse me rendre ce qu'il m'a pris... Sortez !"
    Saint Vite ne demande pas son reste, il prend la porte et Madodine s'effondre en larmes.
Enfin ! Ces pleurs qui ne sortaient pas et l'étouffaient, ce vilain hypocrite les a fait sortir.
A partir de ce jour, l'estaminet perdit la considération des bigotes et gagna celle des "bouffeurs de curé".

Libre à chacun de décider s'il fut perdant ou gagnant.    

Partager cet article
Repost0
13 décembre 2010 1 13 /12 /décembre /2010 09:50

    Que la lumière soit. C'est une formule qui tombe à pic, aujourd'hui, 13 décembre, la Sainte Lucie.

Toute l'Europe du Nord fête la lumière.

Je n'ai pas fait de recherches approfondies sur d'éventuelles origines vikings, après-tout pas impossibles.

Non, le 13 décembre est pour moi, avant tout, un petit matin de 1973 où mon fils est né  (pas aîné ... il est unique !)

    Alors, je lui souhaite un bon anniversaire et, comme il n'est pas trop bête, je présume que la fée sur son berceau fut la sainte des lumières.

    Que la lumière sur lui persévère.

Partager cet article
Repost0
4 novembre 2010 4 04 /11 /novembre /2010 23:50

 Après Azéma, voici la soeur aînée, Madodine. C'est le récit que je tiens d'Estelle, sa fille et mon arrière-grand-mère, en espérant qu'il intéressera, un jour, Gabrielle et Julie, mes petites-filles.

 

   Aux yeux nos contemporains, l'abandon du droit d'aînesse, acquis de la Révolution Française, est une justice élémentaire. On n'oublie qu'un détail : il causa la ruine de la petite paysannerie.
   Sous l'Ancien Régime, les bâtiments et les terres revenaient à un héritier unique : l'aîné.
Tout change avec la fin du droit d'aînesse. L'héritage est divisé entre les enfants .

Le partage fractionne la terre et les propriétaires trop nombreux, donc trop petits, tombent dans la misère. Les sols n'ont pas tous la même qualité ; pour être certain de ne léser personne, on découpe chaque lambeau de terre en autant de parcelles que d'héritiers.  Après deux ou trois générations, la campagne est devenue un fouillis de minuscules lopins inexploitables car inadaptés à toute mécanisation. Il faudra un remembrement autoritaire, au vingtième siècle, pour réorganiser le territoire.
   En attendant, au dix-neuvième siècle, souffle un vent de progrès. L'agriculture doit se moderniser, il faudrait des moyens.
Les plus riches se débrouillent, ils évitent l'éclatement des exploitations en limitant les naissances et en procédant à des mariages entre cousins. C'est une pratique réfléchie et prévoyante de l'endogamie, elle protège et arrondit les héritages, mais le petit exploitant qui survit à peine reste pauvre et à l'écart du changement.   
   En même temps, l'industrie qui se développe fait une bonne affaire ; les petits agriculteurs démunis lui apportent la force de leurs bras.

En général, on imagine un exode radical, de la ferme paternelle à la grande ville lointaine. La mémoire collective est marquée par les Auvergnats ou les Bretons de Paris, mais, dans beaucoup de régions, l'exode rural se fait sans déplacement. Le paysan devient ouvrier à l'usine d'à côté, parfois si proche qu'il n'a pas besoin de déménager. C'est déjà le moderne "rurbain", celui qui travaille en ville et vit à la campagne. Le village se transforme en cité-dortoir.
   D'autres paysans, pour sortir de la pauvreté, se mettent à cumuler plusieurs métiers, comme une prémonition de l'auto-entrepreneur(?!). Ils ajoutent à l'agriculture des activités de complément ; en fin de compte, c'est une suite de la vieille tradition de polyculture-élevage.
L'histoire de Madodine et Tailleur en est un exemple.

   Quand Marie-Caroline et Désiré se marient au lendemain de la guerre, en 1871, ils forment un jeune couple travailleur et décidé à réussir.
   On les appelle rarement par leurs prénoms qui semblent réservés aux actes officiels. Au quotidien, suivant l'usage des campagnes, on utilise plutôt un surnom : on appelle Désiré Tailleur, c'est son métier, et Marie-Caroline devient Madodine. Bien malin qui peut expliquer l'origine du mot. Les uns tiennent pour une déformation enfantine ; à les écouter, des bambins malhabiles auraient simplifié un prénom trop compliqué pour eux. Pour d'autres, il s'agirait de la contraction de Marie-Caroline avec Odile, son deuxième prénom. La vérité tient peut-être un peu des deux ; en tout cas, le surnom d'usage remplace le prénom.
    Pour s'établir, chacun apporte une terre minuscule mais, par chance, bien située : elles sont voisines et celle de Tailleur compense son exiguïté par sa situation au bord de la rue principale.
Avant leur mariage, ils ont travaillé dur et économisé sou par sou. Un projet s'impose immédiatement: utiliser leur pécule et ce terrain bien placé pour bâtir une maison.
    Tailleur trouve l'occasion rêvée d'afficher son goût de la modernité. Pour la première fois au village, on tourne le dos aux voussettes de briques ; la maison de Désiré a des plafonds plats . Tout le village défile pour admirer la nouveauté.

N'en déplaise aux actuels tenants de l'antique et du rustique, le progrès était réel : un plafond plat blanchi signifie beaucoup plus de lumière dans la pièce, le jour est plus long, sutout en hiver. Ce n'est pas sans intérêt pour un tailleur.
Mais comment l'idée lui est-elle venue ?
Au village où les nouveaux sont rares, l'extraordinaire s'est produit : un étranger s'est installé, c'est un plâtrier-staffeur italien attiré par l'ouverture de nombreux chantiers dans la région. Pour Tailleur, c'est l'occasion d'essayer du neuf teinté d'exotisme ; il ne va pas la laisser passer.
Tailleur et Madodine sont fiers de leur maison ; elle est tellement plus confortable que le modèle courant ! Mais ils ne vont pas se contenter d'y vivre et faire des enfants ; ils vont surtout y travailler.
Le rez de chaussée est une pièce unique, une salle à tout faire qui ouvre directement sur la rue. Tailleur installe sa table de travail près de la fenêtre et sa femme convertit le reste de la pièce en estaminet.


Il faut se rappeler que la région est en plein chantier, même les campagnes.

On construit  le chemin de fer. 

Dans la perspective d'une future revanche, reprendre l'Alsace-Lorraine, l'heure est aux travaux de fortification ; justement, à un kilomètre, on construit un grand fort souterrain.

Toutes ces constructions donnent du travail à des ouvriers qui viennent pour la journée et doivent prendre leur repas.
L'estaminet de Madodine, selon l'usage du temps, fournit la boisson, surtout bière et café, et offre en prime le réchauffage des gamelles. Au village, plusieurs ménagères ont eu la même idée mais la réussite n'est pas toujours au rendez-vous. Même pour des ouvriers itinérants, la qualité du service a de l'importance, et l'intraitable Madodine l'a bien compris. Chez elle, on ne trouve pas de toiles d'araignée dans les coins ni de mouches dans les verres. Le sol en terre cuite poudrée de sciure humectée, est nettoyé chaque jour et, surtout, c'est la guerre aux crachats, encore une nouveauté qui ne va pas de soi et qu'il faut s'acharner à faire respecter. Tout contrevenant doit quitter la maison, immédiatement.
Madodine échappe à une autre difficulté fréquente dans le métier : les mauvaises manières des hommes . Ils auraient tendance à s'autoriser des privautés à l'égard d'une jeune tenancière de débit de boisson. La présence constante de Tailleur, toujours penché sur son ouvrage mais prêt à intervenir, évite les incidents.
 Le résultat ne se fait pas attendre : la maison a bonne réputation. Elle attire même la clientèle des femmes non accompagnées qui hésiteraient à pousser la porte d'un café.

La bonne renommée, c'est flatteur mais ça ne nourrit pas son monde. Vendre des services bon marché à des clients modestes ne peut suffire à faire vivre une famille, car ils auront des enfants, bien sûr.

Il ne faut pas espérer s'en sortir grâce au travail de Tailleur. Dans les campagnes, les gens n'ont pas l'habitude de dépenser des fortunes pour s'habiller. Ils veulent de la qualité, du solide qui va durer longtemps, mais à des prix qui tiennent dans leur budget. Sans machine à coudre, Tailleur passe beaucoup de temps à l'exécution de ses costumes mais il gagne peu et il doit souvent insister, revenir à la charge plusieurs fois pour se faire payer un petit prix.
Il n'y a pas trente-six solutions, il faut ajouter du travail au travail.
Derrière la maison, il y a le pré qui appartient à Madodine, modeste héritage de ses parents. Avec son mari, elle en clôture un bout, de quoi faire un potager ; ils auront des légumes.

Le reste suffit pour installer une vache qui donnera du lait. Qui dit vache laitière dit un veau par an ; il sera vendu et paiera les impôts.

Le lait permettra à la famille de nourrir correctement ses enfants ; au fil des ans, il en naîtra cinq.

Madodine fera du beurre pour améliorer la soupe et proposer à ses clients quelques petits suppléments sous la forme de crèpes épaisses, les fameux ratons du Nord. Les jours où Madodine fait des ratons, le "tiroir à sous" de la grande table se remplit. C'est une bonne affaire aussi pour sa soeur, Azéma qui fournit les oeufs.
Des soins à la vache au travail du potager, des enfants à la cuisine et au ménage, en passant par le service des clients, le travail incessant de Madodine leur apportera un certain confort. Ils sont loin de l'aisance et le labeur est écrasant mais, dans un temps où les allocations familiales n'existent pas, leurs enfants n'auront ni faim ni froid.
Ils seront la fierté de Madodine à une époque où des petits mendiants traînent encore dans les rues.

à suivre ...

Partager cet article
Repost0
14 septembre 2010 2 14 /09 /septembre /2010 10:15

       Les années ont passé ; Azéma n'a jamais revu ses bohémiens.
Dans les premiers temps, elle a espéré qu'ils reviendraient, qu'ils auraient peut-être des occasions de réapparaître au village. Mais on ne les a pas revus.
Que devenait "son" bébé ? Elle l'imaginait :" aujourd'hui, il a un an ... puis deux ... puis trois ..."
    Dans sa mémoire, il rejoignait son petit à elle, celui qu'elle n'avait pas vu grandir... puis elle haussait les épaules et se grondait :

"La vie de ces gens-là ne te regarde pas, ils font ce qu'ils veulent, ce qu'ils peuvent ...".
    Un peu à la fois, elle a cessé de dévisager les bohémiens de passage dans l'espoir de revoir les siens ; leur souvenir est logé dans un châle, et la vie continue.
    Elle est restée très proche de sa nièce Estelle, partageant les coups du destin.
    Estelle a fait un mariage d'amour. Pour fêter le tournant du siècle, une fillette lui est arrivée, Laure née en 1900. Mais le bonheur a été bref, le cher amour a été enlevé par la tuberculose. Il avait toujours voulu s'instruire, il savait ce qui l'attendait. Quand il a connu les risques, il a eu le souci de protéger les autres de la contagion. Il vivait en solitaire, rompant tout contact avec sa femme et sa fille ; à la fin de sa triste vie, elles étaient veuve et orpheline mais elles avaient échappé à la tuberculose. C'étaient des survivantes.                   

Il leur restait à vivre, gagner de quoi manger, se loger, se chauffer, élever une fillette ; la charge était bien lourde pour Estelle, petite couturière qui avait beaucoup de mal à faire payer ses clientes.
 Elle était jeune et fort jolie ; rapidement, des candidats se présentèrent, prêts à consoler la veuve. Trop marquée par son bonheur perdu, elle n'avait pas envie de se remarier mais, des aînés aux plus jeunes, tout son entourage se ligua pour la faire changer d'avis et ils finirent par la convaincre de dire "oui" à Auguste, un garçon honnête et courageux qui lui rapporterait de bonnes semaines et l'aiderait, le moment venu, à établir sa fille. A défaut de grand amour, Estelle avait retrouvé, avec un nouveau mari, confiance en l'avenir et sérénité.
    Hélas, il était dit que le destin lui en voulait. En 1914, c'est la guerre. Le solide travailleur de force est expédié comme servant d'artillerie à Salonique ... un pays éloigné dont Estelle ne supposait même pas l'existence.
   Au village, les hommes partis, il ne restait avec les femmes que des vieux, des malades et des enfants ; elles devaient tout prendre  en charge. Leur situation s'aggrava encore avec l'invasion : l'armée allemande installée chez l'habitant, bien décidée à vivre sur le pays et s'y établir pour longtemps.


   Estelle et sa fille ont rejoint Azéma. A trois, elles partageront les frais de chauffage et de lumière et, surtout, même si aucune n'ose en parler, elles auront moins peur.
Le premier été d'occupation, moisson sinistre, les allemands obligent les jeunes garçons et filles à arracher les ronces du sous-bois, les mettre en bottes, les rapporter au village, les écorcer pour extraire les fibres des tiges et les tresser en cordes. Tout le monde a les mains en sang.

Les Allemands ont beau faire peur, ils commencent à dévoiler leur cruel manque de ressources. La pénurie leur fera perdre la guerre ; en attendant, ils saignent à blanc le pays occupé.
    Les métaux sont indispensables aux armées ; les cloches sont descendues pour être fondues en canons et les habitants sommés de remettre aux autorités tous les objets métalliques en leur possession. La récolte  paraît maigre, ils soupçonnent les gens de cacher leurs biens ; des groupes de soldats visitent chaque maison pour s'emparer des métaux qu'on aurait voulu leur soustraire. Seuls réapparaîtront, après la guerre, les objets que leurs propriétaires avaient pris la précaution d'enterrer.
    C'est ainsi qu'un groupe de jeunes soldats force la porte d'Azéma et ses nièces ; ils retournent les tiroirs et bousculent les meubles. Malgré ses protestations, ils s'apprêtent à emporter les ciseaux de couturière d'Estelle lorsque l'un d'entre eux porte le regard vers le fond de la pièce et découvre le châle des bohémiens, toujours accroché au mur. Il le regarde intensément, se retourne vers les trois femmes terrifiées en demandant " qui ?" Azéma se croit accusée de vol, elle répond que c'est un cadeau.
Hélas, l'allemand d'Azéma et le français du soldat sont aussi limités ; la conversation n'ira pas plus loin. L'homme, abandonnant les ciseaux, pousse ses compagnons dehors et sort.
    Avec un soupir de soulagement, les trois femmes s'attellent au rangement lorsqu'on frappe à la porte. C'est un gradé plus âgé. Les villageois ont l'habitude de cet homme ; il connaît assez de français pour servir d'interprète dans les relations entre l'occupant et l'habitant.
Il demande à Azéma d'où lui vient le châle qui orne sa maison. Elle répète sa réponse : elle n'est pas une voleuse, c'est un cadeau, il lui a été offert, il y a un peu plus de vingt ans.

Son interlocuteur la rassure : personne ne l'accuse de vol . Le soldat qui lui a parlé du châle a été  étonné de trouver ici, dans un village français, des broderies comme on n'en trouve que dans son pays. Le jeune homme est soldat dans l'armée allemande mais il fait partie d'un contingent envoyé par l'allié hongrois. D'ailleurs, s'il parle mal le français, son allemand n'est pas beaucoup meilleur.
    Azéma se demande s'il vaut mieux raconter l'histoire du bébé ou garder le silence ; elle opte pour une demi-vérité, elle raconte que le cadeau lui a été offert par des bohémiens en remerciement d'un service qu'elle leur a rendu.
    L'envoyé n'en demande pas plus et la laisse à ses pensées.
Bien sûr, tout le monde aura deviné l'histoire qui germait dans sa tête :
Ce garçon vient du pays des bohémiens, les femmes de sa famille portent des broderies comme celles du châle. Et s'il était le bébé qu'elle a fait naître ...? L'âge correspond.
     Elle n'en peut plus, le désir d'avoir une réponse la submerge, mais ces hommes sont des ennemis. On interpréterait une tentative de contact comme une trahison ; impossible de revoir le jeune homme. Elle est sur des charbons ardents.
     Elle n'aura pas le loisir de se torturer plus longtemps, les Allemands battent en retraite, la guerre est finie.
     Azéma n'aura jamais que le rêve pour réponse.

Partager cet article
Repost0
5 septembre 2010 7 05 /09 /septembre /2010 19:08

      Aujourd'hui se multiplient les manifestations de soutien aux Roms.


 Impossible de laisser passer pareille journée sans évoquer Tante Azéma et ses bohémiens.


  Azéma, comme disaient les gens du village, Azelma pour l'état - civil, était une femme seule dans un village du Nord, à la fin du dix-neuvième siècle.  Comme toutes les filles de son temps, elle s'était mariée à vingt ans. Elle avait eu, très vite, un bébé ; mais la maladie avait emporté mari et enfant. Elle ne s'était pas remariée, elle n'avait pas non plus essayé de reprendre une place de jeune fille auprès de ses parents. Elle vivait seule et se débrouillait, ce qui n'était pas plus facile à son époque qu'en d'autres temps.


    Comment vivre à la campagne quand on n'a ni terre ni argent ? En exerçant plusieurs métiers.
 Comme beaucoup de femmes dans son cas, Azéma cultivait des légumes, élevait des poules et des lapins, faisait un peu de couture, se louait pour les battages et le démariage des betteraves. Surtout, elle avait, très tôt, montré un don particulier pour soigner, cajoler, rassurer et consoler. Dans un temps de pénurie, on manquait de médecins, de sages-femmes et d'infirmières, elle était devenue une vraie spécialiste du début et de la fin de la vie ; on l'appelait à l'aide pour mettre les enfants au monde, fermer les yeux des mourants et faire la toilette des morts.
     Ceux à qui elle rendait service lui faisaient un cadeau, rarement de l'argent, plus souvent une volaille ou d'autres denrées qu'elle pouvait échanger ou vendre.


    Ce soir-là, on est en automne, la nuit tombe de bonne heure, Azéma a fermé porte et volets. Quelqu'un frappe ; c'est le maire du village, il est accompagné d'un inconnu au costume étrange. Ils sont venus la chercher, dit le maire, pour lui demander d'assister un accouchement. Et il explique : le couple fait partie d'un groupe de bohémiens en route pour une foire, ils se sont écartés, le temps de confier au charron du village une réparation urgente, et la jeune femme qui est enceinte est entrée dans les douleurs plus tôt que prévu, alors qu'ils sont isolés. Elle n'a aucune expérience, c'est son premier enfant, elle a peur, toute seule, il faut absolument lui venir en aide.
     Azéma n'est pas vraiment rassurée, elle n'a pas l'habitude des étrangers, mais elle s'efforce de ne penser qu'au bébé, il a besoin d'elle. Elle les suit dans la nuit vers la roulotte. Et là, plus de réticences ni de craintes, tout ce qu'elle voit, c'est que l'enfant arrive dans la misère. Elle est habituée aux accouchements de pauvres, elle en a connu des intérieurs misérables mais, pour l'événement, les voisines s'y mettaient, il y avait toujours un bon feu dans l'âtre et assez de couvertures dans le lit.
      Rapidement, elle jauge la situation : le mieux serait de transporter la jeune mère au chaud et au sec mais le travail est commencé, il faut rester dans la roulotte et apporter le nécessaire.
Immédiatement, Azéma devient un chef. Pour se consacrer d'abord à sa patiente, elle embauche, pour les tâches subalternes, le maire et le futur père.
Puisqu'il n'est pas question d'allumer un feu dans la roulotte sans risquer l'incendie et l'asphyxie, il faut en faire un grand à proximité et y réchauffer quantité de draps, couvertures et bouillottes, apporter la chaleur là où le feu est impossible. Où les trouver ? D'autorité, le maire est prié d'aller se faire ouvrir les maisons voisines, ramener Estelle, l'aînée des nièces d'Azéma, avec mission de rassembler au plus vite le matériel. En moins de temps qu'il faut pour le dire, Estelle a frappé où il fallait et apporte le nécessaire.
Bébé peut faire son arrivée. Il prend son temps, c'est presque toujours le cas pour un premier, mais, en fin de compte, c'est un garçon, tout le monde est vivant. Les sauveteurs s'éclipsent discrètement pour laisser la mère et l'enfant prendre un repos bien mérité.
Azéma est soulagée. C'est qu'elle a eu peur de rencontrer un gros problème, un de ceux qui exigent de faire appel à plus compétent. C'est toujours dans ces cas-là que les femmes regrettent l'absence d'un médecin au village. Heureusement, le pire a été évité, elle peut rentrer chez elle, rallumer son feu (qui a bien dû s'éteindre pendant qu'elle réchauffait les autres !), et se coucher, enfin.
      Après une bonne nuit (ah,le sommeil du juste !), Azéma fait le tour des clapiers où les lapins l'attendent impatiemment ; au retour, elle en profite pour ramasser les oeufs ( Tiens, il n'y en a pas beaucoup, ce matin ... On voit que l'hiver approche). Enfin, elle rejoint la maison et trouve ... le bohémien de la veille qui l'attend sur le seuil.


     D'abord, elle s'alarme : serait-il arrivé un problème au bébé ? Comment lui expliquer que son aide est limitée aux naissances "normales", qu'elle fait de son mieux mais n'est pas médecin, qu'il faut aller en chercher un en ville si la mère ou le bébé ne vont pas bien ?
     Heureusement, le visiteur n'apporte pas de mauvaises nouvelles mais un paquet enveloppé dans un papier, sans recherche mais proprement. Il le tend vers Azéma, avec un air gêné :
 " C'est pour vous ! Tout s'est passé si vite, hier soir, que je n'ai pas eu le temps de vous remercier. Nous allons partir, à présent que la voiture est réparée, alors, je suis revenu vous apporter un cadeau. J'espère qu'il vous plaira". Et il s'en va, la laissant interdite avec son paquet dans les mains, avant qu'elle ait eu le temps de répondre qu'elle ne réclamait rien (mais, peut-être, l'aurait-elle vexé ?) et de lui demander tout simplement comment ils avaient appelé l'enfant. 
L'homme parti, Azéma se décide à ouvrir le papier et découvre un  châle tout brodé.


     N'oublions pas que les événements se déroulent quelques années avant 1900. A l'époque, les femmes ne portent pas de manteau mais des châles et des capes. Pour les travaux salissants, elles se contentent d'une pèlerine tricotée qui s'arrête aux hanches, on trouve encore des femmes âgées qui en portent à la maison. Pour les sorties plus élégantes, la mode est aux grands châles carrés pliés en diagonale ; leurs mesures sont prévues pour que les pointes du carré plié posé sur les épaules frôlent le sol. Inutile de préciser que ce vêtement était trop salissant pour être porté couramment à la campagne. Il était souvent rangé et transmis de mère en fille.
     Dans les années trente, quand la mode fut au style Henri II, avec ses tables carrées, beaucoup de châles  sortirent des armoires et devinrent tapis décoratifs, dès lors affublés de l'appellation "Châle-tapis".
Azéma, soumise à des travaux salissants, n'avait pas l'intention de se vêtir d'un tel article. Comme il était orné de grandes broderies colorées inconnues dans la région, il lui parut tellement magnifique qu'elle se dépêcha de l'accrocher au mur où il demeura en souvenir d'une expérience extraordinaire. 

 

                                                                                                 ...Prochainement, la suite ...

Partager cet article
Repost0

Recherche

Articles RÉCents

Liens