C'est reparti. A peine le consommateur commençait-il à en avoir assez des graines et des légumes contaminés, qu'on lui en ressert une louche à propos de steaks hachés.
Pour les sourds-muets et grands distraits qui ne seraient pas au courant, des enfants sont hospitalisés, atteints d'une infection par escherichia coli.
Encore elle ! Oui et non.
C'est bien la même famille de bactéries mais une autre souche. Celle qui a infecté des légumes a quitté le devant de la scène. Le conso-spectateur a besoin de changement et les nouvelles
contaminations offrent l'occasion d'un exercice de pédagogie sanitaire.
Il y a près de quarante ans, c'était déjà un vrai sacerdoce d'enseigner comment se bien nourrir. Que pouvait une minable petite enseignante contre des mythes?
Les croyances les plus irrationnelles et tenaces concernaient la viande. L'immense majorité des mères de familles étaient convaincues de la nécessité impérieuse d'en consommer. Etait-ce le
souvenir pas si lointain de la guerre avec ses années de pénurie et de privation ?
Inutile de mettre en avant la santé et la longévité de certains végétariens, des moines du Cluny médiéval au moderne Gandhi, elles restaient convaincues qu'il fallait de la viande pour se bien
porter.
Les régimes pour maigrir avaient déjà la cote mais leur choix répondait aux mêmes à-priori ; c'était déjà la mode du tout-protéines, donc viande forcée.
En même temps, la femme qui se voulait libérée (et qui l'en blâmerait ?) ne voulait plus passer des heures à préparer les repas. Elle se mit à préférer les viandes rapides et faciles à cuisiner.
Oubliés daubes et bouillons, nous étions entrés dans l'ère du steak... avec un gros problème : son prix.
On ne taille pas des biftecks n'importe ou ; seuls conviennent les quartiers arrière plus nobles mais plus chers. Le steak quotidien, en remplaçant le pain du même nom, crée
chez l'humain carnivore le goût d'une alimentation de luxe qui n'est pas à la portée de tous. Pour satisfaire son nouvel appétit, il aurait fallu y consacrer une part plus élevée des revenus et
ce n'était pas du tout dans les projets du patronat ; il avait d'autres objectifs, d'autres marchandises à placer. La nourriture chère est un obstacle à l'entrée dans une société de
consommation.
Il n'est de question qui n'obtienne de réponse, l'industrie s'activa et proposa une solution supposée géniale : le steak haché surgelé.
Aujourd'hui, nous en avons tellement l'habitude qu'il nous est difficile de réaliser à quel point cet objet commun du régime vulgaire a pu signifier un grand bond en avant.
On connaissait déjà le steak haché-maison. Il s'agissait, comme son nom l'indique, d'un bifteck que la ménagère, ou son boucher, passait au hachoir juste avant de le préparer. Il devenait ainsi
plus facile à consommer pour un enfant en bas âge, un malade ou une personne édentée mais son coût restait élevé. L'industrie de la viande hachée va changer
tout cela.
Au lieu d'une machine légère propre à traiter de petites quantités, l'usine met en oeuvre de gros moyens, des engins auxquels rien ne résiste, capables de broyer les viandes
les plus coriaces, des cartilages et des tendons.
Voilà quelques problèmes résolus : que faire des vaches de réforme, les fameuses "saucisses", la honte de l'élevage laitier, et autres décombres peu appétissantes ? Comment limiter les
pertes en valorisant la totalité des carcasses ?
Ces questions économiques réglées par le hachoir, il subsiste un défi de taille : plus un tissu animal est coupé menu et, encore plus, quand il est haché, plus il est aéré,
plus les microbes y prolifèrent. L'opération doit être exécutée dans des conditions d'hygiène rigoureuses et la consommation doit avoir lieu immédiatement, avant que les germes ne commencent à se
multiplier. C'est pour cette raison qu'en boucherie, la viande fraîche doit être hachée à la demande, jamais préparée à l'avance.
Le seul moyen de bloquer la prolifération des germes, c'est le froid. On va donc surgeler les steaks et créer une chaîne du froid. Les marchands de congélateurs se
frottent les mains.
En théorie, dans les usines à steaks, les conditions sanitaires sont parfaites, une rigueur digne de l'hôpital, aucun développement microbien en vue... à une condition impérative :
le strict respect de la chaîne du froid.
C'est là que tout se gâte (sans jeu de mots). Les steaks ne demeurent pas au froid dans l'usine qui les a fabriqués ni aucun autre lieu de stockage. Flux tendus obligent, ils
circulent sans arrêt d'entrepôts en magasins. Si le cahier des charges est respecté, le transport s'effectue dans d'irréprochables camions réfrigérés mais tous les passages d'un véhicule à
l'autre sont autant de risques de rupture de la chaîne du froid. Et ne parlons pas des imprévus, les coupures de courant, congélateurs en panne ou mal réglés et autres négligences, de la
fabrication aux lieux de vente. L'apparente sécurité du produit industriel cache la bombe à retardement des incidents et autres impondérables.
Il faut se faire une raison. Les modernes héritiers des chasseurs-cueilleurs paléolithiques se rappellent les chasseurs et oublient les cueilleurs. Malgré les dangers, la viande surgelée
appartient aujourd'hui au régime courant. Il reste à limiter les risques.
Le froid bloque provisoirement le développement des microbes, il ne les tue pas. Dans la guerre aux infections alimentaires, il n'existe qu'une arme fatale : la cuisson, une
vraie cuisson à coeur, pas une simple saisie en surface qui laisse l'intérieur cru ou presque.
Contrariant pour nos habitudes de Français mangeurs de viande saignante et de haché cru, c'est pourtant une précaution vitale. Tant pis pour les inconditionnels du cru.
Notre immunité d'homme moderne n'a plus rien de comparable à celle de l'homme préhistorique. On ne peut plus mener sa vie (qui, d'ailleurs, était fort brève).
Cet incident des steaks contaminés rappelle une autre affaire qui refait surface de temps en temps : la toxoplasmose.
Toutes les femmes qui ont eu des enfants ont reçu ces conseils quand elles étaient enceintes : éviter la viande crue et le contact avec les chats.
Quels drames ce conseil n'a pas provoqué chez les amis des félins !
C'est ici qu'il convient de faire une comparaison avec nos amies anglaises. La toxoplasmose est très rare chez elles ; pourtant, elles sont nombreuses à vivre avec des chats. En revanche, faire
avaler de la viande crue ou saignante à des Britanniques, c'est un défi perdu d'avance. Cessons de faire supporter aux chats le poids de nos mauvaises habitudes.
La leçon est facile à tirer : la viande crue n'est pas bonne pour la santé.
Que les nostalgiques des temps préhistoriques gardent une reconnaissance éternelle à leur ancêtre qui maîtrisa le feu.