Après Azéma, voici la soeur aînée, Madodine. C'est le récit que je tiens d'Estelle, sa fille et mon arrière-grand-mère, en espérant qu'il intéressera, un jour, Gabrielle et Julie, mes petites-filles.
Aux yeux nos contemporains, l'abandon du droit d'aînesse, acquis de la Révolution Française, est une justice élémentaire. On n'oublie qu'un détail : il causa la ruine de la petite
paysannerie.
Sous l'Ancien Régime, les bâtiments et les terres revenaient à un héritier unique : l'aîné.
Tout change avec la fin du droit d'aînesse. L'héritage est divisé entre les enfants .
Le partage fractionne la terre et les propriétaires trop nombreux, donc trop petits, tombent dans la misère. Les sols n'ont pas tous la même qualité ; pour être certain de ne léser personne, on
découpe chaque lambeau de terre en autant de parcelles que d'héritiers. Après deux ou trois générations, la campagne est devenue un fouillis de minuscules lopins inexploitables car
inadaptés à toute mécanisation. Il faudra un remembrement autoritaire, au vingtième siècle, pour réorganiser le territoire.
En attendant, au dix-neuvième siècle, souffle un vent de progrès. L'agriculture doit se moderniser, il faudrait des moyens.
Les plus riches se débrouillent, ils évitent l'éclatement des exploitations en limitant les naissances et en procédant à des mariages entre cousins. C'est une pratique réfléchie et prévoyante de
l'endogamie, elle protège et arrondit les héritages, mais le petit exploitant qui survit à peine reste pauvre et à l'écart du changement.
En même temps, l'industrie qui se développe fait une bonne affaire ; les petits agriculteurs démunis lui apportent la force de leurs bras.
En général, on imagine un exode radical, de la ferme paternelle à la grande ville lointaine. La mémoire collective est marquée par les Auvergnats ou les Bretons de Paris, mais, dans beaucoup de
régions, l'exode rural se fait sans déplacement. Le paysan devient ouvrier à l'usine d'à côté, parfois si proche qu'il n'a pas besoin de déménager. C'est déjà le moderne "rurbain", celui
qui travaille en ville et vit à la campagne. Le village se transforme en cité-dortoir.
D'autres paysans, pour sortir de la pauvreté, se mettent à cumuler plusieurs métiers, comme une prémonition de l'auto-entrepreneur(?!). Ils ajoutent à l'agriculture des activités de
complément ; en fin de compte, c'est une suite de la vieille tradition de polyculture-élevage.
L'histoire de Madodine et Tailleur en est un exemple.
Quand Marie-Caroline et Désiré se marient au lendemain de la guerre, en 1871, ils forment un jeune couple travailleur et décidé à réussir.
On les appelle rarement par leurs prénoms qui semblent réservés aux actes officiels. Au quotidien, suivant l'usage des campagnes, on utilise plutôt un surnom : on appelle Désiré
Tailleur, c'est son métier, et Marie-Caroline devient Madodine. Bien malin qui peut expliquer l'origine du mot. Les uns tiennent pour une déformation enfantine ; à les écouter,
des bambins malhabiles auraient simplifié un prénom trop compliqué pour eux. Pour d'autres, il s'agirait de la contraction de Marie-Caroline avec Odile, son deuxième prénom. La vérité tient
peut-être un peu des deux ; en tout cas, le surnom d'usage remplace le prénom.
Pour s'établir, chacun apporte une terre minuscule mais, par chance, bien située : elles sont voisines et celle de Tailleur compense son exiguïté par sa situation au bord de la
rue principale.
Avant leur mariage, ils ont travaillé dur et économisé sou par sou. Un projet s'impose immédiatement: utiliser leur pécule et ce terrain bien placé pour bâtir une maison.
Tailleur trouve l'occasion rêvée d'afficher son goût de la modernité. Pour la première fois au village, on tourne le dos aux voussettes de briques ; la maison de Désiré a des
plafonds plats . Tout le village défile pour admirer la nouveauté.
N'en déplaise aux actuels tenants de l'antique et du rustique, le progrès était réel : un plafond plat blanchi signifie beaucoup plus de lumière dans la pièce, le jour est plus long, sutout en
hiver. Ce n'est pas sans intérêt pour un tailleur.
Mais comment l'idée lui est-elle venue ?
Au village où les nouveaux sont rares, l'extraordinaire s'est produit : un étranger s'est installé, c'est un plâtrier-staffeur italien attiré par l'ouverture de nombreux chantiers dans la région.
Pour Tailleur, c'est l'occasion d'essayer du neuf teinté d'exotisme ; il ne va pas la laisser passer.
Tailleur et Madodine sont fiers de leur maison ; elle est tellement plus confortable que le modèle courant ! Mais ils ne vont pas se contenter d'y vivre et faire des enfants ; ils vont surtout y
travailler.
Le rez de chaussée est une pièce unique, une salle à tout faire qui ouvre directement sur la rue. Tailleur installe sa table de travail près de la fenêtre et sa femme convertit le reste de la
pièce en estaminet.
Il faut se rappeler que la région est en plein chantier, même les campagnes.
On construit le chemin de fer.
Dans la perspective d'une future revanche, reprendre l'Alsace-Lorraine, l'heure est aux travaux de fortification ; justement, à un kilomètre, on construit un grand fort souterrain.
Toutes ces constructions donnent du travail à des ouvriers qui viennent pour la journée et doivent prendre leur repas.
L'estaminet de Madodine, selon l'usage du temps, fournit la boisson, surtout bière et café, et offre en prime le réchauffage des gamelles. Au village, plusieurs ménagères ont eu la même idée mais
la réussite n'est pas toujours au rendez-vous. Même pour des ouvriers itinérants, la qualité du service a de l'importance, et l'intraitable Madodine l'a bien compris. Chez elle, on ne trouve pas
de toiles d'araignée dans les coins ni de mouches dans les verres. Le sol en terre cuite poudrée de sciure humectée, est nettoyé chaque jour et, surtout, c'est la guerre aux crachats, encore une
nouveauté qui ne va pas de soi et qu'il faut s'acharner à faire respecter. Tout contrevenant doit quitter la maison, immédiatement.
Madodine échappe à une autre difficulté fréquente dans le métier : les mauvaises manières des hommes . Ils auraient tendance à s'autoriser des privautés à l'égard d'une jeune tenancière de débit
de boisson. La présence constante de Tailleur, toujours penché sur son ouvrage mais prêt à intervenir, évite les incidents.
Le résultat ne se fait pas attendre : la maison a bonne réputation. Elle attire même la clientèle des femmes non accompagnées qui hésiteraient à pousser la porte d'un café.
La bonne renommée, c'est flatteur mais ça ne nourrit pas son monde. Vendre des services bon marché à des clients modestes ne peut suffire à faire vivre une famille, car ils auront des enfants, bien sûr.
Il ne faut pas espérer s'en sortir grâce au travail de Tailleur. Dans les campagnes, les gens n'ont pas l'habitude de dépenser des fortunes pour s'habiller. Ils veulent de la qualité, du solide
qui va durer longtemps, mais à des prix qui tiennent dans leur budget. Sans machine à coudre, Tailleur passe beaucoup de temps à l'exécution de ses costumes mais il gagne peu et il doit souvent
insister, revenir à la charge plusieurs fois pour se faire payer un petit prix.
Il n'y a pas trente-six solutions, il faut ajouter du travail au travail.
Derrière la maison, il y a le pré qui appartient à Madodine, modeste héritage de ses parents. Avec son mari, elle en clôture un bout, de quoi faire un potager ; ils auront des légumes.
Le reste suffit pour installer une vache qui donnera du lait. Qui dit vache laitière dit un veau par an ; il sera vendu et paiera les impôts.
Le lait permettra à la famille de nourrir correctement ses enfants ; au fil des ans, il en naîtra cinq.
Madodine fera du beurre pour améliorer la soupe et proposer à ses clients quelques petits suppléments sous la forme de crèpes épaisses, les fameux ratons du Nord. Les jours où Madodine
fait des ratons, le "tiroir à sous" de la grande table se remplit. C'est une bonne affaire aussi pour sa soeur, Azéma qui fournit les oeufs.
Des soins à la vache au travail du potager, des enfants à la cuisine et au ménage, en passant par le service des clients, le travail incessant de Madodine leur apportera un certain confort. Ils
sont loin de l'aisance et le labeur est écrasant mais, dans un temps où les allocations familiales n'existent pas, leurs enfants n'auront ni faim ni froid.
Ils seront la fierté de Madodine à une époque où des petits mendiants traînent encore dans les rues.
à suivre ...