Aujourd'hui se multiplient les manifestations de soutien aux Roms.
Impossible de laisser passer pareille journée sans évoquer Tante Azéma et ses bohémiens.
Azéma, comme disaient les gens du village, Azelma pour l'état - civil, était une femme seule dans un village du Nord, à la fin du dix-neuvième siècle. Comme toutes les filles de son
temps, elle s'était mariée à vingt ans. Elle avait eu, très vite, un bébé ; mais la maladie avait emporté mari et enfant. Elle ne s'était pas remariée, elle n'avait pas non plus essayé de
reprendre une place de jeune fille auprès de ses parents. Elle vivait seule et se débrouillait, ce qui n'était pas plus facile à son époque qu'en d'autres temps.
Comment vivre à la campagne quand on n'a ni terre ni argent ? En exerçant plusieurs métiers.
Comme beaucoup de femmes dans son cas, Azéma cultivait des légumes, élevait des poules et des lapins, faisait un peu de couture, se louait pour les battages et le démariage des betteraves.
Surtout, elle avait, très tôt, montré un don particulier pour soigner, cajoler, rassurer et consoler. Dans un temps de pénurie, on manquait de médecins, de sages-femmes et d'infirmières, elle
était devenue une vraie spécialiste du début et de la fin de la vie ; on l'appelait à l'aide pour mettre les enfants au monde, fermer les yeux des mourants et faire la toilette des morts.
Ceux à qui elle rendait service lui faisaient un cadeau, rarement de l'argent, plus souvent une volaille ou d'autres denrées qu'elle pouvait échanger ou vendre.
Ce soir-là, on est en automne, la nuit tombe de bonne heure, Azéma a fermé porte et volets. Quelqu'un frappe ; c'est le maire du village, il est accompagné d'un inconnu au
costume étrange. Ils sont venus la chercher, dit le maire, pour lui demander d'assister un accouchement. Et il explique : le couple fait partie d'un groupe de bohémiens en route pour une foire,
ils se sont écartés, le temps de confier au charron du village une réparation urgente, et la jeune femme qui est enceinte est entrée dans les douleurs plus tôt que prévu, alors qu'ils sont
isolés. Elle n'a aucune expérience, c'est son premier enfant, elle a peur, toute seule, il faut absolument lui venir en aide.
Azéma n'est pas vraiment rassurée, elle n'a pas l'habitude des étrangers, mais elle s'efforce de ne penser qu'au bébé, il a besoin d'elle. Elle les suit dans la nuit vers
la roulotte. Et là, plus de réticences ni de craintes, tout ce qu'elle voit, c'est que l'enfant arrive dans la misère. Elle est habituée aux accouchements de pauvres, elle en a connu des
intérieurs misérables mais, pour l'événement, les voisines s'y mettaient, il y avait toujours un bon feu dans l'âtre et assez de couvertures dans le lit.
Rapidement, elle jauge la situation : le mieux serait de transporter la jeune mère au chaud et au sec mais le travail est commencé, il faut rester dans la roulotte
et apporter le nécessaire.
Immédiatement, Azéma devient un chef. Pour se consacrer d'abord à sa patiente, elle embauche, pour les tâches subalternes, le maire et le futur père.
Puisqu'il n'est pas question d'allumer un feu dans la roulotte sans risquer l'incendie et l'asphyxie, il faut en faire un grand à proximité et y réchauffer quantité de draps, couvertures et
bouillottes, apporter la chaleur là où le feu est impossible. Où les trouver ? D'autorité, le maire est prié d'aller se faire ouvrir les maisons voisines, ramener Estelle, l'aînée des nièces
d'Azéma, avec mission de rassembler au plus vite le matériel. En moins de temps qu'il faut pour le dire, Estelle a frappé où il fallait et apporte le nécessaire.
Bébé peut faire son arrivée. Il prend son temps, c'est presque toujours le cas pour un premier, mais, en fin de compte, c'est un garçon, tout le monde est vivant. Les sauveteurs s'éclipsent
discrètement pour laisser la mère et l'enfant prendre un repos bien mérité.
Azéma est soulagée. C'est qu'elle a eu peur de rencontrer un gros problème, un de ceux qui exigent de faire appel à plus compétent. C'est toujours dans ces cas-là que les femmes regrettent
l'absence d'un médecin au village. Heureusement, le pire a été évité, elle peut rentrer chez elle, rallumer son feu (qui a bien dû s'éteindre pendant qu'elle réchauffait les autres !), et se
coucher, enfin.
Après une bonne nuit (ah,le sommeil du juste !), Azéma fait le tour des clapiers où les lapins l'attendent impatiemment ; au retour, elle en profite pour ramasser
les oeufs ( Tiens, il n'y en a pas beaucoup, ce matin ... On voit que l'hiver approche). Enfin, elle rejoint la maison et trouve ... le bohémien de la veille qui l'attend sur le seuil.
D'abord, elle s'alarme : serait-il arrivé un problème au bébé ? Comment lui expliquer que son aide est limitée aux naissances "normales", qu'elle fait de son mieux mais
n'est pas médecin, qu'il faut aller en chercher un en ville si la mère ou le bébé ne vont pas bien ?
Heureusement, le visiteur n'apporte pas de mauvaises nouvelles mais un paquet enveloppé dans un papier, sans recherche mais proprement. Il le tend vers Azéma, avec un air
gêné :
" C'est pour vous ! Tout s'est passé si vite, hier soir, que je n'ai pas eu le temps de vous remercier. Nous allons partir, à présent que la voiture est réparée, alors, je suis revenu vous
apporter un cadeau. J'espère qu'il vous plaira". Et il s'en va, la laissant interdite avec son paquet dans les mains, avant qu'elle ait eu le temps de répondre qu'elle ne réclamait rien (mais,
peut-être, l'aurait-elle vexé ?) et de lui demander tout simplement comment ils avaient appelé l'enfant.
L'homme parti, Azéma se décide à ouvrir le papier et découvre un châle tout brodé.
N'oublions pas que les événements se déroulent quelques années avant 1900. A l'époque, les femmes ne portent pas de manteau mais des châles et des capes. Pour les travaux
salissants, elles se contentent d'une pèlerine tricotée qui s'arrête aux hanches, on trouve encore des femmes âgées qui en portent à la maison. Pour les sorties plus élégantes, la mode est aux
grands châles carrés pliés en diagonale ; leurs mesures sont prévues pour que les pointes du carré plié posé sur les épaules frôlent le sol. Inutile de préciser que ce vêtement était trop
salissant pour être porté couramment à la campagne. Il était souvent rangé et transmis de mère en fille.
Dans les années trente, quand la mode fut au style Henri II, avec ses tables carrées, beaucoup de châles sortirent des armoires et devinrent tapis décoratifs, dès
lors affublés de l'appellation "Châle-tapis".
Azéma, soumise à des travaux salissants, n'avait pas l'intention de se vêtir d'un tel article. Comme il était orné de grandes broderies colorées inconnues dans la région, il lui parut tellement
magnifique qu'elle se dépêcha de l'accrocher au mur où il demeura en souvenir d'une expérience extraordinaire.
...Prochainement, la suite ...