Les militaires ont toujours eu un faible pour les religieux, les uns se servant des autres et réciproquement.
L'alliance profitable d'une papauté désarmée et d'une soldatesque affamée a permis les célèbres Croisades.
Face à la Réforme protestante et aux coups de boutoir quelle assénait au papisme, Isabelle la Catholique et consorts ont porté aux confins du monde connu le
Triomphe de la religion catholique (c'est le titre d'un beau tableau que Rubens peignit sur le thème). Le pape en fut si content qu'il leur expédia ses plus brillants prêcheurs pour
évangéliser les peuples asservis. L'Inquisition pontificale devint un corps auxiliaire des troupes espagnoles.
Un coup pour l'Eglise, un coup pour le roi, ces deux-là étaient faits pour s'entendre.
L'alliance perdura aussi longtemps qu'il exista des monarchies de droit divin. Des soudards massacraient joyeusement pour Dieu et le roi. Puis, les temps
et les principes changèrent pour les chrétiens. Ils ont secoué leur attention sélective et redécouvert (ce que c'est que la distraction!) cette forte parole du Christ "Rendez à César ce qui
est à César et à Dieu ce qui est à Dieu." Conformément à la divine parole, ils entreprirent de séparer le pouvoir et la foi.
Plus facile à dire qu'à faire ... surtout auprès des militaires. Toutes les armées ont encore leur aumonier et même souvent plusieurs, de toutes les religions. Face à la mort, pas de
discrimination, ne surtout fâcher aucun dieu ... qui pourrait donner un petit coup de main. De toute façon, à les en croire, les gouvernements démocratiques ne mènent plus que des guerres justes
nécessairement bénies de Dieu.
Généralement, les treillis à croix sont regardés comme une vague survivance des vieilles superstitions, on ne les sort plus guère que pour les funérailles officielles où leur présence apporte un
supplément de style et de solennité. Les grands principes démocratiques se résument à un "Chacun chez soi" catégorique, le pouvoir ne saurait appartenir à l'armée ni à la religion.
On en oublierait presque qu'il existe encore des dictatures et autres régimes archaïques. Militaires et clergé, ensemble ou séparément, y mettent l'état en coupe
règlée.
Même les recoins les plus arriérés de la planète sont touchés par un vent moderne de liberté, il est de plus en plus difficile de les gouverner par la terreur, et puis...
si les formes ne sont pas sauves, l'ONU se répand en observations et remontrances.
Les dictateurs s'en moquent mais l'effet n'est pas bon, surtout pour les affaires.
Il faut donc sauver les apparences sous la forme d'une ou deux chambres élues.
Quant-à leur remettre le pouvoir, il n'y faut pas songer. Le pouvoir est chose trop sérieuse pour être confiée à un gouvernement civil. Alors, comment donner le change sans rien lâcher ?
Les théoriciens de l'Islam politique se sont surpassés, ils ont fignolé un modèle qu'ils comptent bien répandre partout où l'effondrement des pouvoirs en place ouvre un couloir à
leurs affidés. Les Iraniens expérimentent le système depuis plus de trente ans, ils sont donc en mesure d'apporter leurs conseils à tous les intéressés. Leur république islamique
repose sur une division très simple du travail : les dirigeants sont élus, comme dans n'importe quelle démocratie (ils veulent des élections ... ils en auront) mais, avant toute décision
d'importance, il faut l'accord du guide suprème évidemment désigné par Dieu, comprendre : ses représentants. La ficelle est épaisse mais elle passe encore bien ; il suffit que le pouvoir
précédent ait suffisamment déplu et que les religieux détiennent assez d'arguments sonnants et trébuchants pour transformer la masse des pauvres en clientèle reconnaissante. Au cas où son
enthousiasme viendrait à tiédir, le guide suprème et ses disciples disposent d'une arme fatale, l'antisémitisme. Qu'un fort en gueule crie "mort aux juifs !", tout le monde se réconcilie et lui
emboîte le pas. C'en est confondant d'unanimité.
La recette devrait, à en croire ses promoteurs, assurer la liquidation du Printemps arabe. Les naïfs qui ont cru atteindre la liberté rentreront sous le
joug des religieux. S'ils ne veulent pas obtempérer, les nouveaux maîtres pourront compter sur de grands spécialistes de l'ordre, les militaires. Retour de l'union rassurante du sabre et du
goupillon dans sa version islamique.
Voilà un projet idyllique mais, la perfection n'étant pas de ce monde, des os flottent sur le potage.
En Turquie, le gouvernement islamiste ayant jadis méchamment volé le pouvoir aux militaires, il vaut peut-être mieux qu'il ne compte pas sur eux pour lui sauver la mise, Il devra peut-être se
débrouiller avec sa police anti-émeute, une espèce de sous-armée, en moins chic.
Un autre grain de sable, de taille celui-là, grippe la révolution égyptienne. Comme prévu, la Confrérie des Frères Musulmans avait mis la main dessus en remportant des élections assez peu
maquillées. A peine au pouvoir, ils ont voulu faire vivre l'Egypte au rythme de l'Islam. Problème, la principale ressource du pays est l'héritage des pharaons, des merveilles archéologiques qui
attirent les touristes. Les étrangers qui se ruent sur les pyramides ont des habitudes bien peu islamiques ; ils boivent de l'alcool, ne séparent pas les sexes, et repoussent énergiquement les
abayas et autres voiles intégraux. Les Frères admettent du bout des lèvres que le tourisme est vital pour le pays mais la méfiance qui pousse les touristes à déserter les rives du Nil, en fin de
compte, leur convient, l'Egypte sera pauvre mais digne. Tout le monde ne voit pas leur rigorisme d'un bon œil. Sans surprise, le peuple tient à l'argent des étrangers, ressource actuellement
irremplaçable, et il est rejoint dans sa préoccupation par ... les militaires !
Il y a belle lurette que ceux-ci ne se limitent pas à la défense du pays, ils sont aussi un poids lourd économique. Nombre d'hôtels et autres commerces pour touristes leur appartiennent, ils ne
tiennent pas à voir les clients s'enfuir. Ils ont un avantage sur le peuple : la force, et c'est un excellent moyen de faire valoir leurs revendications. Sans plus d'hésitation, ils ont donc
arrêté le président islamique et mis en route la formation d'un nouveau gouvernement multicolore.
Cette fois, la rupture est consommée entre le sabre et le goupillon, quoique ...
Les militaires sont brouillés avec les Frères Musulmans mais ils ouvrent les bras aux salafistes. Décidément on ne se refait pas,
Pauvres Egyptiens, à ce train, ils finiront par regretter Moubarak.